aux Délices 21 may 1755
Ce n'est pas dégoust, c'est désespoir et impuissance.
Comment voulez vous que je polisse des magots de la Chine, quand on m'écorche moy, quand on me déchire, quand cette maudite pucelle passe toutte défigurée de maison en maison, que qui conque se pique de rimailler remplit les lacunes à sa fantaisie, qu'on y insère des morceaux tout entiers qui sont la honte de la poésie et de l'humanité? Ma pauvre pucelle devient une putain infâme à qui on fait dire des grossièretez insuportables. On y mêle encor de la satire, on glisse pour la commodité de la rime des vers scandaleux contre les personnes à qui je suis le plus attaché. Cette persécution d'une espèce si nouvelle que j'essuie dans ma retraitte, m'accable d'une douleur contre la quelle je n'ay point de ressource. Je m'attends chaque jour à voir cet indigne ouvrage imprimé. On m'égorge, et on m'accuse de m'égorger moy même. Cet avorton d'histoire universelle, tronqué et plein d'erreurs à chaque page, ne m'a t'il pas été imputé? et ne sui-je pas à la fois la victime du larcin et de la calomnie? Je m'étais retiré dans une solitude profonde et j'y travaillais en paix à réparer tant d'injustices et d'impostures. J'aurais pu en conservant la liberté d'esprit que donne la retraitte travailler à l'ouvrage que vous aimez et au quel vous voulez bien donner quelque attention. Mais cette liberté d'esprit est détruitte par touttes les nouvelles affligeantes que je reçois. Je ne me sens pas le courage de travailler à une tragédie quand je succombe moy même très tragiquement.
Il faudrait mon cher Catilina me donner la sérénité de votre âme et celle de Mr Dargental pour me remettre à l'ouvrage.
Soit que je sois en état d'achever mes chinois et mes tartares, soit que je sois forcé de les abandonner, je vous supplie de remercier pour Moy mr Richelet de ses offres obligeantes. Plus je suis sensible à son attention, plus je le prie de ne pas manquer de donner au public l'eröe cinese di Métastasio. La circomstance sera favorable au débit de son ouvrage, et ce ne sera pas ce qui fera tort au mien. Je n'ay de comun avec Metastasio que le titre. On ne se douterait pas que la scène soit chez luy à la Chine. Elle peut être où l'on veut: c'est une intrigue d'opéra ordinaire. Point de mœurs étrangères, point de caractères semblables aux miens, un tout autre sujet, et un tout autre pinceau. Son ouvrage peut valoir infiniment mieux que le mien mais il n'y a aucun raport.
J'ay encor à vous prier aimable ami de dire à Mr Sonning combien je le remercie d'avoir favorisé de ses grâces mon parterre et mon potager. Je luy épargne une lettre inutile, mes remerciments ne peuvent mieux être présentez que par vous.
Mon Oncle se désolle de ce que cette pucelle court les rues toute échevellée. Elle fait bien du tort à cette belle Ydamée si vertueuse et si sage, car ses inquiétudes lui ôtent le courage d'y travailler. Cependand j'espère encor qu'elle ne sera point imprimée. On nous en a envoié des lambots où on a fouré toutes sortes d'orreurs et où on s'avise de nommer des gens au quel Mon Oncle n'a jamais pensé. Il faut se résigner à la providance et ne pas se désespérer avant le temps.
Adieu Monsieur, écrivez nous souvant et aimez nous toujours.
Nous vous prions de montrer cette lettre à mr Dargental et de consulter avec luy.