1755-05-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Vous me disiez dans votre dernière lettre, mon cher et ancien ami, que je devais bien vous envoyer quelque chant de la Pucelle.
Je vous assûre que je vous ferai tenir de grand cœur tout ce que j'en ai fait; ne m'en ayez pas d'obligation: je suis intéressé à remettre le véritable ouvrage entre vos mains. Les lambeaux défigurés qui courent dans Paris, achèvent de me désespérer. On s'est avisé de remplir les lacunes, de toutes les grossièretés qui peuvent déshonorer un ouvrage. On y a ajouté des personalités odieuses et ridicules contre moi, contre mes amis, et contre des personnes très-respéctables. C'est un nouveau brigandage introduit depuis peu dans la Littérature ou plutôt dans la Librairie. La Baumelle est le premier, je crois, qui ait osé faire imprimer l'ouvrage d'un homme de son vivant avec des commentaires chargés d'injures et de calomnies. Ce malheureux Erostrate du siècle de Louis 14 a trouvé le secret de changer pour quinze ducats en un libelle abominable, un livre entrepris pour la gloire de la nation.

On en a fait à peu près autant des matériaux de l'histoire universelle; et enfin on traite de même ce petit Poëme fait il y a environ vingt-cinq ans. On fait une gueuse abominable de cette pucelle qui n'avait qu'une gaieté innocente. Corby prétend qu'un nommé Grasset a acheté mille écus un de ces détestables éxemplaires. Je sais quel est ce Grasset; il n'est point du tout en état de donner mille écus. Corby ferait à la fois une très-mauvaise action et un très-mauvais marché d'imprimer cette détestable rapsodie. Les morceaux qu'on m'en a envoyé sont faits par la canaille et pour la canaille. Si vous rencontrez Corby, dites-lui qu'on le trompe bien indignement. Songez que quand on falsifie mes ouvrages, c'est vôtre bien qu'on vole, et que vous devriez venir ici arranger votre héritage.

Je vous embrasse de tout mon cœur.

V.