aux Delices près de Genêve 25 8bre 1755
Je reçois, Monsieur, votre lettre du 16 octobre; je vous remercie des éclaircissements que vous voulez bien me donner; j'y suis d'autant plus sensible que n'étant point connu de vous, je ne devais pas m'attendre à cette attention.
J'ai toujours ignoré, Monsieur, de qui Jean Néaulme avait acheté les fragments informes d'une prétendue Histoire universelle qu'il a imprimée sous mon nom. Tout ce que je sais c'est qu'il a fait une très-mauvaise action. Il m'écrivit pour se disculper qu'il avait acheté ce manuscrit à Bruxelles d'une personne qui appartient à la maison où vous étes. Il faut bien qu'il m'en ait imposé, puisqu'un nommé Rousset qui débite en Hollande je ne sais quelle feuille satirique intitulée l'Epilogueur ou le Glaneur me propose dans cette feuille de me vendre ce même manuscrit cinquante Louis. Il n'y avait pas moyen d'accepter un marché proposé si indécemment surtout lorsque j'étais informé qu'on avait tiré plusieurs copies de cet ouvrage qu'on voulait me vendre. Il me parait, Monsieur, que vous n'avez d'autre part à toute cette manœuvre indigne, que la bonté avec la quelle vous m'en informez aujourdui. Vous m'auriez rendu un très-bon office, si vous aviez pû m'en avertir plutôt. Le Libraire Néaulme est inexcusable d'avoir donné sous mon nom une rapsodie si informe. J'ai dû m'élever dans toutes les occasions contre cet abus de la Librairie pour ma propre justification, et pour l'intérêt de tous les gens de Lettres. L'injustice de ceux qui m'ont accusé moi-même en France d'avoir favorisé la publication de cet ouvrage, a été pour moi un nouveau sujet de chagrin, et un nouveau motif de faire connaître la vérité: et puisqu'on abuse publiquement de mon nom, c'est au Public que je dois m'en plaindre. On m'avertit que les Libraires de Hollande continuent ce brigandage, et qu'ils ont imprimé encor sous mon nom la Pucelle d'Orléans. Tout ce que je puis faire, c'est de redoubler mes justes plaintes. Je suis persuadé, Monsieur, que vous entrez dans ma peine puisque vous m'écrivez sur un sujet si triste. Me sera-t-il permis, Monsieur, de vous prier d'ajouter une bonté à l'attention que vous avez eue de m'écrire; ce serait de présenter dans l'occasion mes respects à S. A. R. Mgr le Prince Charles de Lorraine; j'ai eu l'honneur autrefois de lui faire ma cour à Lunéville. Leurs Majestés l'Empereur son frère, et l'Impératrice m'ont daigné honorer quelquefois des marques de leur générosité. Ainsi je me flatte que S. A. R. ne trouverait pas mauvais que je prisse la liberté de l'assûrer de ma vénération et de mon attachement pour sa personne.
Je ne peux finir sans vous répéter combien je suis sensible au soin prévenant que vous avez pris.
J'ay l'honneur Monsieur d'être avec les sentiments que je vous dois votre très humble et obéissant serviteur
Voltaire gentilho Orde de la chambre du R. t. c.