à Colmar 10 février 1754
Ce que j'avais prévu en lisant votre malheureuse édition de la prétendue Histoire universelle où vous avez mis mon nom, est arrivé.
Le Roi mon maître justement indigné de voir mon nom à la tête de cet ouvrage, me prive de la pension dont il m'honorait depuis trente années, et m'interdit le séjour de Versailles et de Paris. Mon éloignement de la capitale dans ces conjonctures me coûte d'ailleurs la moitié de mon bien.
Voilà, Monsieur, ce que m'a valu vôtre empressement imprudent d'imprimer sans ma participation et sans m'en donner le moindre avis, un ouvrage aussi informe. Vous devez de plus sentir que cette édition est la honte de la Librairie; je vous l'ai déjà dit. Il n'y a presque pas de ligne sans fautes grossières. Vous m'avez perdu et déshonoré pour gagner un peu d'argent: vous ne pouvez vous excuser en me disant que vôtre manuscrit que vous avez acheté d'une main étrangère, est lui-même plein de fautes. Il était de vôtre honneur et de votre intérêt de consulter des hommes habiles, comme Mr. Kœnig et Mr. Cheisse. Ils auraient daigné vous indiquer toutes les erreurs dont vôtre ouvrage fourmille, ou plûtôt ils vous auraient conseillé de ne point donner au public cet avorton ridicule. Ce manuscrit n'est point mon ouvrage; il n'en est que la quatrième partie défigurée, altérée, et entièrement méconnaissable.
Vous avez sans doute bien des reproches à vous faire, de m'avoir immolé si cruellement, et d'avoir envoïé l'ouvrage en France sous mon nom. Je sais bien que vous n'avez pas eu intention de me nuire, et je suis persuadé que vous écouteriez les conseils de votre probité si elle pouvait servir à réparer le mal que vous m'avez fait. Je vous prie au moins d'empêcher Mr. Rousset vôtre ami de me déchirer d'avantage dans ses feuilles périodiques, et d'insulter à mon malheur. Je sais supporter très patiemment mes infortunes; mais j'avouë qu'il est douloureux pour moi de voir que tandis que vous me perdez absolument, vôtre ami ne cesse de m'outrager. Je vous prie de lui donner la lettre ci-jointe; il verra par cette lettre qu'il a aussi peu de raison de m'offenser, que vous en avez eu de me nuire. Je suis avec douleur mais sans aucun ressentiment contre vous vôtre très-humble et obéissant serviteur
Voltaire