A Colmar 28 février 1754
En vérité vous êtes un homme étrange.
Votre Lettre du 23 et toutes les autres ressemblent à votre malheureux Abrégé de l'histoire universelle. Tous les faits y sont estropiés.
1. Rousset a bien fait de critiquer ce Livre rempli de fautes absurdes qui n'y seraient pas si vous m'aviez consulté avant de l'imprimer.
2. Vous prétendez toujours que mon véritable manuscrit n'existe pas, et moi je vous avertis que j'ai déjà fait venir de Paris 1254 feuillets de ce manuscrit véritable, et que j'en ai constaté l'autenticité par devant deux notaires.
3. Vous m'avez forcé à remplir ce devoir par l'avidité imprudente que vous avez euë d'acheter et d'imprimer sans m'en donner avis un manuscrit si tronqué, si confus, si altéré et si ridicule.
4. Vous me forcés à faire imprimer ce Procès verbal autentique pour me justifier auprès du Roi de l'édition de votre malheureux ouvrage à la quelle je suis bien loin d'avoir part.
5. Vous ne me parlez jamais dans vos Lettres que du petit profit que peut vous valoir cet indigne Livre et vous ne songez pas que vous m'avez perdu sans ressource en osant y mettre mon nom, comme si vous ignoriéz que la calomnie pénètre aisément à l'oreille des Rois et la vérité difficilement. Sachez que je suis gentil-homme de la Chambre du Roi, vétéran et surnuméraire, que j'avois des Pensions, qu'on perd ses pensions et son bien en gardant un vain titre.
6. Comment pouvez vous dire que j'inserrerai votre ouvrage dans les Annales de l'Empire?tandis que depuis deux mois ces annales qui se débitent à Bâle en Suisse portent expressément que j'y ai inserré tout ce qui m'a paru convenable de ce que contenait mon ancien manuscrit. J'ai donc inséré il y a près d'un an, ce que vous dites que j'insérerai.
7. Ce fut au mois de mai 1753 que je commençai ces annales de l'empire à Gotha avec le secours de cet ancien manuscrit, que made la Duchesse de Saxe Gotha possède. C'est à made la Duchesse de Gotha que ces annales sont dédiées, et c'est à la tête du premier volume de ces annales que je désavouë et que je condamne votre édition de la prétenduë histoire universelle, qui ne pouvait que me perdre et me déshonorer.
8. Je vous avertis encore que cet ancien manuscrit de l'année 1740 dont il y a malheureusement trop de copies, n'est point digne de voir le jour, qu'il y a une grande différence entre des études qu'on fait pour son propre usage et un Livre auquel on a donné la dernière main, et qu'un Libraire qui imprimerait ce manuscrit tel qu'il est, ferait une très grande sottise.
On ne peut je crois vous parler plus vrai et plus net, et je vous répête encore avec la même vérité et la même douleur que vous avez rempli d'amertume les derniers jours de ma vie, en faisant sans me consulter votre édition aussi fautive que condamnable.
9. Je sais fort bien que ce n'est pas dans l'intention de me nuire, mais dans celle de gagner de l'argent que vous avez fait cette malheureuse démarche. Mais vous devez avoir gagné très peu et vous m'avez nui beaucoup. Je ne vous veux point de mal, il y a des gens qui m'en ont fait davantage à qui je pardonne. Si vous avez quelque humanité vous devez assurément me plaindre et vous repentir. Je n'en suis pas moins votre serviteur et prest à vous rendre service.
Voltaire