1754-04-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Je vous suis très-obligé de la feuille imprimée des monoies depuis Charlemagne que vous avez si bien trouvée et que vous avez eu la bonté de m'envoïer sous l'enveloppe de Mr. Bouret.
C'est une pièce très-utile pour ceux qui se mêlent un peu d'histoire et dont j'avais beaucoup plus de besoin que des Nappes et des huit douzaines de serviettes qu'assurément je n'avais pas demandée et qu'il faudra que je vous renvoie. J'aimerais bien mieux les quatre tomes pour servir à l'histoire du dix septième siècle, car en vérité dans l'état où je suis, les livres sont ma seule consolation, et je ne tiens point table ouverte. Vous me renvoiez encore des habits dont un homme qui passe sa vie en robe de chambre n'a pas trop besoin, mais enfin vous ne pouvez mettre mes habits, et les serviettes vous étaient nécessaires.

Il faut que le Jesuite qui prétend que je l'ai envoié chercher par le procureur-général pour me confesser, soit bien indigne d'être Jesuite, c'est-à-dire qu'il faut qu'il soit bien bête. Je fis prier le Procureur-général de m'envoier ce Jésuite pour lui laver la tête, ce que je fis très-vertement.

Lambert ne fait pas une action trop honnête d'imprimer le livre dont j'ai fait présent à Schœpflin. Il eût mieux fait de débiter l'édition de ce Schœpflin, comme on était convenu. Il semble que tout le monde se soit donné le mot pour ravir à mon libraire de Colmar le fruit de son travail. On a déjà fait trois éditions du premier tome de ces Annales de l'Empire, et on gagne de l'argent à ses dépends. Il faudra que je l'indemnise; mais il est tout dédomagé par les douze mille francs qui lui restent des vingt-mille que je lui avais prêtés ainsi ainsi je le crois assez tranquile.

Au moins l'édition de Lambert sera meilleure que celle de Schœpflin, je lui pardonne donc de tout mon coeur sa petite manoeuvre de libraire. Si le livre est aprouvé des honnêtes gens c'est tout ce que je demande; mes travaux assez mal récompensé d'ailleurs, n'ont jamais eu d'autre objet.

Je serai bien plus content de Lambert s'il voulait commencer à imprimer les trois volumes que vous avez en attendant le reste. Je mourrais un peu consolé si je voiais enfin une édition bien faitte de mes ouvrages, et purgée de touttes les sottises que Lambert a mises dans la dernière.

Je vous ai déjà supliée de ne rien faire sur mes meubles qui eût l'air juridique. Il est vrai que je ne suis guères au nombre des vivants: mais il ne faut pas non plus que je me donne pour un homme tout à fait décédé.

Au reste vous pouvez assurer dans ce tems de Pâques que le père de Menou désavouë hautement les lettres qui courent sous son nom et sous le mien. C'est un des tristes éffets de cette histoire prétenduë universelle contre laquelle je me suis récrié d'une manière si forte et si autentique dès qu'elle a paru qu'il n'était pas besoin que d'autres joignissent leurs voix à la mienne.

Vous me parlez d'un Mr. le Sueur; il y a quatre ans que je sais que c'est l'homme de Mr. La Leu, il y a quatre ans que je lui donne mes procurations, il y a quatre ans qu'il ne m'écrit jamais. Voilà un plaisant homme pour en faire un correspondant, pour aller chez Mr. de Richelieu, pour m'envoier les mercures, du caffé, du chocolat et la cronique du jour.

Ma chère enfant me voylà dictateur perpétuel. Je suis si las du travail forcé que cette maudite édition de l'histoire universelle m'oblige de faire, si faible, si malingre, que je ne peux guères écrire. Je n'en peux plus. Mais j'ay résolu de donner au moins une partie de mon véritable ouvrage ou de mourir à la peine. Puisque je n'ay point de commissionnaire il faut donc que je vous importune pour avoir quatre livres de caffé. Si je ne m'occupais que de mes malheurs je demanderais de l'opium. Mais je ne m'occupe que de mon travail et le caffé me ranime. Je vous dois déjà six livres de caffé, cela fera neuf. Prenez sur l'argent de mes meubles et de ma vaiselle toutes ces petites dépenses, et l'argent que Bordier a volé à vous et à vos domestiques. Je vous embrasse. Bonsoir.

V.

Je vous prie de me mander à quelle adresse vous avez eu la bonté d'envoyer la caisse. Mr du Fréney est à Paris.