1754-04-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Par votre lettre du 24 ma chère enfant nous voylà d'accord sur tous les points, ce qui n'était pas arrivé depuis longtemps.
Vous allez à Plombieres, je suis dans le voisinage, vous me manderez le jour de votre départ et j'irai vous préparer les logis. Vous prendrez des eaux, vous serez sobre, ce qui est le seul moyen de déraciner votre mal de côté. J'ay embrassé trop tard la vertu de la sobriété, vertu triste mais nécessaire. Je me suis fait une loy de ne manger avec personne. Je renonce presque à la viande. Une vertu si austère ne vous convient pas mais il faut en aprocher pour jouir de la santé.

Je prends le comissionaire que vous avez choisi. Il faut qu'il ne s'en vante pas; sans quoy il n'y a rien de fait. Son employ sera d'écrire touttes les semaines tout ce qu'il aprendra, d'indiquer les livres nouvaux, etc. Il cherchera marchand pour les tableaux, les glaces, les instruments de phisique, les meubles, car il ne faut plus compter sur une vente en pays étranger et il ne faut pas espérer que jamais je jouisse de ces effets. Il aura une rétribution sur la vente. Pour la vaiselle d'argent vous la vendrez à votre retour, en gardant le tiers pour vous. Je vous verray à mon aise à Plombieres, et nous nous arrangerons pour tout le reste.

Je voi qu'il y a trois caisses en chemin pour moy à Strasbourg, celle qui va à Manheim, celle du linge et des paperasses, et la petite de livres, le tout sous le nom de Mr du Freney. J'en ay écrit à sa mère à qui par parentèse j'ay prêté mon argent comme à Shœfling, et qui probablement me servira avec zèle dans la première chaleur du bienfait.

Je ne m'engage avec personne ny pour mes voiages ny pour ma retraitte. Je vous parlerai à Plombieres du party que je compte prendre. Je reste en attendant en robe de chambre depuis sept mois dans mon bouge, où je me trouve tout aussi mal que dans un palais, et où je prends patience en travaillant autant que mes forces peuvent le permettre.

Il n'est pas douteux que Lambert ne doive commencer par imprimer la Henriade. Ensuitte vous luy donnerez tome à tome tous le reste. L'édition une fois commencée me répondra qu'elle sera finie. Il n'importe du temps. Ce qui m'importe c'est d'être sûr que vers la fin de ma vie il y aura au moins une édition de mes réveries que je puisse voir sans dégoust, et que je laisse mes enfans établis. Quand Lambert donnera cette édition complette au bout de deux ans, il n'en aura plus de l'autre. Il se forme, dans Paris et en France, environ de cinq en cinq ans une nouvelle volée de Lecteurs, et de gens à bibliotèques. Lambert n'y perdra point. Je luy achèterai baucoup d'exemplaires, j'en ferai des présents, et s'il y a des sots qui crient, je m'en soucierai fort peu. Vous aporterez à Plombieres vos trois tomes après avoir laissé à Lambert le premier, et nous collerons touts les petits papiers que vous voudrez. Je me fais une idée bien agréable de ce voiage. Elle me console et m'enchante. Nous raisonerons de touttes nos affaires et nous y mettrons un ordre certain. Vous jugerez s'il vaut mieux avoir son bien sur Ericard que sur Cernin et s'il n'est pas à propos de n'avoir jamais à faire ny à l'un ny à l'autre. J'ay bien mieux aimé donner mon argent à Shœfling et à me Dufreney qu'à Dubillon. Quelle idée d'imaginer que je m'embarque avec ce fripon là! Je ne luy ferai point de procez, mais je ne traitterai certainement pas avec luy. Il y a des coquins avec lesquels il faut perdre et se taire. Adieu ma chère enfant. Je serai à vos ordres à Plombieres au commencement de juin, et je vous donnerai je vous jure la préférence sur le père de Menou. Je vous embrasse tendrement.

V.