à Colmar 19 may [1754]
Ma chère enfant vous aurez peutêtre encor le temps de m'écrire en réponse à cette lettre, avant de partir pour Plombieres.
Je vous ai mandé que j'attendais des réponses de M. le prince de Hesse Cassel pour les tableaux, les statues, la commode de marqueterie et le petit lustre. J'en attends aussi de l'Electeur palatin pour des arrangements qui n'ont rien de comun avec la vente de mes guenilles. J'attends aussi les caisses pr son alt. Electe qui doivent arriver à Strasbourg. J'attends les deux petits ballots que vous m'avez annoncez par le carosse et qui ne viennent point. Mais c'est vous surtout, vous seule que j'attends. Je partirai le jour et l'heure que vous me manderez de partir. Je laisserai du monde à Colmar pour recevoir les ballots, et pour avoir soin de mon petit établissement littéraire qui a occupé et consolé ma solitude. Si vous partez avant que j'aye les ordres du prince de Hesse pour les tableaux, et si je reçois ces ordres après votre départ, il sera aisé de donner les vôtres à Paris pour qu'on emballe et qu'on fasse partir pour Strasbourg les effets qu'il demandera.
Rien au monde ne poura retarder ma marche. Venez avec vos obstructions, et moy avec mes vieilles misères. Il faut mettre ensemble nos souffrances. Elles cesseront de l'être, du moins chez moy. Je demande à mr Dargental qu'il arrive avec le factum de mr de la Bourdonaye après lequel je soupire. Tâchez de me procurer ce factum, venez avec les grands et petits profètes que je n'ay point lus, et qu'on dit plaisants. Les sottises de Paris sont bonnes quand on prend les eaux. Je demande aussi à mr Dargental mon testament que j'avais fait double et qui est entre ses mains aussi bien que dans celles de mr de Laleu. Comme une partie de mon bien a changé de nature, il faut que je fasse une nouvelle disposition qui reviendra au mesme, mais qui préviendra mieux toutte difficulté. J'aime les affaires nettes pendant et après ma vie, sans quoy ce serait le testament expliqué par Esope.
Je serai bien étonné de me trouver dans le monde à Plombieres après avoir été sept mois entiers sans sortir de ma chambre comme Charles douze chez les Turcs. Je crois que j'ay manqué ma vocation; c'était d'être moine, car j'aime la cellule. Je voudrais que vous pussiez vous faire nonne avec moy. Vous auriez travaillé à une comédie dans votre dortoir, j'aurais fait une tragédie dans le mien, mais je suis un vieux moine, vous aimeriez mieux peutêtre un novice. Monsieur de Richelieu m'a écrit une lettre dont je ne suis content que parce qu'il y parle de vous, qu'il vous aime et qu'il dit que vous m'aimez. Il prétend qu'il pourait nous servir de père abbé. Nous parlerons de faire profession à Plombieres. L'abbé Ericard n'est pas mon fait. Mes vœux seront de vous aimer toujours, et jamais je ne les romprai quand je sauterais les murs du couvent. Adieu ma chère enfant. Les naiades de Plombieres nous inspireront. Si la fontaine de jouvence se trouve là, c'est vous qui en tenez le robinet.
V.