à Sénones en Lorraine 12 juin [1754]
Ma chère enfant je me suis fait bénédictin en attendant que vous me rendiez au monde, ou plustôt à vous, car du monde, je n'en fais pas grand cas.
Je m'occupe à l'histoire dans une bibliotèque immense. Les moines me cherchent les pages, les lignes, les citations que je demande. Don Calmet à l'âge de quatrevingt trois ans monte au haut d'une échelle qui fait trembler, et qui tremble, et il me déterre de vieux bouquins. Je veux luy faire un petit présent digne de sa bibliotèque. J'ay quelques livres de théologie anglaise, tous écrits en latin et en anglais. Ils sont à droitte de la fenêtre du petit cabinet de livres dans ce demi trumau qui fait un redent. Je vous prie de les faire emballer et de les envoier quai des Augustins chez le libraire de Bure l'ainé, avec cette adresse sur le balot, à mr
l'abbé de Senone.
J'attends de vos nouvelles dans mon abaye. Me voilà plus que jamais en droit de vous donner ma bénédiction, mais je me tiens maudit si je ne vous vois bientôt. Mr et made Dargental m'embarassent. Ils étaient très sûrs de me voir à Plombieres vers le douze du mois au plus tard. Je vais leur écrire à peu près vos deffenses et vos raisons. Nous verrons ce qu'ils me répondront. Je ne peux regretter les eaux, je n'y ay point de foy, et d'ailleurs la saison est devenue un peu froide dans nos montagnes. Je fais du feu continuellement dans ma cellule. Il vente, il pleut. Il ne manque que de la neige. Vous ferez fort bien d'achever touttes vos affaires, et de ne venir qu'à votre aise avec un bon viatique.
Je vous dirai comme l'autre, Vendez tout et suivez moy. Faittes vous philosophe avec moy, le train du monde ne vaut guères la peine qu'on s'y attache. L'histoire du jour ne vaut pas l'histoire des siècles passez et qui sait vivre avec soy même trouve un éfroiable vuide dans le fracas de Paris. Dieu vous fasse la grâce ma chère enfant de vous inspirer ces idées salutaires. Quand l'amitié fait un effort, cet effort lasse bientôt; et la gloire d'une belle action cède enfin au dégoust qu'elle donne, mais quand la philosofie se joint à l'amitié, cette double base soutient L'âme et l'empêche de tomber dans la langueur. Qui sait aimer, et s'occuper est au dessus de tout. Je suis fâché qu'on n'ait pas imaginé des abayes d'hommes et de femmes où les philosofes des deux sexes fussent reçus après avoir abjuré les vanitez du monde, les sottises des préjugez, les absurditez des superstitions, et avoir fait serment d'amitié et de tranquilité. Adieu ma chère Héloise, Abélard attend de vos nouvelles dans l'abaye de Sénones auprès de Ravon en Lorraine. La poste de Ravon n'est pas si bien réglée que celle de Colmar, mais enfin je recevray une lettre de vous, et je me conformerai à vos vues et à vos sentiments. Adieu, je vous embrasse dévotement.
le moine V.
N'oubliez pas, je vous en prie mes téologiens en anglais et en latin. De Bure l'aîné les emballera luy même. Il n'y a qu'à luy faire dire que c'est pour la bibliotèque de Sénone.
L'adresse pour moy est à Senones en Lorraine par Ravon.