à Colmar 8 juin [1754]
Je pars dans le moment ma chère enfant.
Je passerai deux jours à Senone avant d'arriver à Plombiere. Vous ne connaissez pas l'abbé de Senone. C'est un bénédictin de quatre vingts ans, qui a une bibliotèque de trente mille volumes, c'est don Calmet. Avez vous entendu parler de don Calmet et de la bible? Il l'a commentée en quatorze tomes que j'ay dans notre cabinet de livres, et que vous pouriez fort bien vendre. L'autheur ny l'ouvrage ne sont pas trop faits pour vous. Mais je serai bien à mon aise dans la bibliotèque de Senone qui est une des plus belles du royaume. Je me feray deux jours bénédictin, après quoy je viendrai vous attendre dans ce Plombieres dont le séjour me serait insuportable sans vous. Croiriez vous que je ne pars point de Colmar sans quelque regret? Ma mauvaise réputation m'avait d'abord attiré un petit camouflet de la part de la sainte église, mais tous les honnêtes gens du pays ont bien réparé ce scandale.
Je vous prie ma chère enfant de m'écrire à Plombieres avant votre arrivée et de me donner vos ordres. Je n'ay rien à ajouter aux prières que je vous ay faittes. Je suis toujours très indigné du titre de Colmar dont on a noirci cette nouvelle édition de cette mauditte prétendue histoire universelle. Il n'y a point de libraire qui ne hazardât de faire brûler un auteur pour gagner un écu. J'aimerais bien mieux que Lambert songeât à faire une édition honnête de mes petites œuvres. Je serais un peu consolé si vous pouviez mettre cette affaire en train avant votre départ. Quelle pitié de ne se voir qu'aux eaux dans un trou mal sain où l'on dit qu'on va pour sa santé. Sachez Heloïse que sans vous Abélard se ferait moine à Senone pour six mois au moins, mais nous choisirons un autre petit couvent puisque vous voulez bien prendre le voile avec moy, et recevoir ma bénédiction. Je renonce au monde, et je ne suis qu'à vous.
V.
9 juin Je renvoye cette lettre à Colmar
J'ay reçu en montant en carosse votre lettre qui m'interdit Plombieres. Je vous manderay ma marche, et ensuite j'attendrai vos ordres. Adieu ma chère enfant.