1754-08-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Croyez fermement monseigneur que je vous mets immédiatement au dessus du soleil et des bibliotèques.
Je ne peux en vérité vous donner une plus belle place dans la distribution de mes goûts. Je suis assez content du soleil pour le moment mais ne vous figurez pas que dans votre belle province vous ayez les livres qu'il faut à ma pédanterie. Je les ay trouvez au milieu des montagnes des Vauges, où ne va t'on pas chercher l'objet de sa passion? Il me fallait de vieilles croniques du temps de Charlemagne et de Hugues Capet, et tout ce qui concerne l'histoire du moyen âge, qui est la chose du monde la plus obscure. J'ay trouvé tout cela dans l'abaye de don Calmet. Il y a dans ce désert sauvage une bibliotèque presqu'aussi complette que celle de st Germain des prez de Paris. Je parle à un académicien, ainsi il me permettra ces petits détails, il saura donc que je me suis fait moine bénédictin pendant un mois entier. Vous souvenez vous de Monseigr le duc de Brancas qui s'était fait dévot au Bec? Je me suis fait savant à Senone, et j'ay vécu délicieusement au réfectoire. Je me suis fait compiler par les moines des fatras horribles d'une érudition assommante. Pourquoy tout cela? pour pouvoir aller guaiment faire ma cour à mon héros quand il sera dans son royaume. Pédant à Sénone, et joyeux auprès de vous, je ferais tout doucement le voiage avec ma nièce. Je ne pouvais régler aucune marche avant d'avoir fait un grand acte de pédantisme que je viens de mettre à fin. J'ay donné moy même un troisième volume de l'histoire universelle en attendant que je puisse publier à mon aise les deux premiers qui demandaient touttes les recherches que j'ay faittes à Senones, et je publie exprès ce troisième volume pour confondre l'imposture qui m'a attribué ces deux 1ers tomes si défectueux. J'ay dédié exprès à l'électeur palatin ce tome troisième parce qu'il a l'ancien manuscrit des deux premiers entre les mains, et je le prends hardiment à témoin, que ces deux premiers, ne sont point mon ouvrage. Cela est je crois sans réplique, et d'autant plus sans réplique, que Mg l'Electeur palatin me fait l'honneur de me mander qu'il est très aise de concourir à la justice que le public me doit.

Je rends compte de tout cela à mon héros. Mon excuse est dans la confiance que j'ay en ses bontez. Je le supplie de mander comment je peux faire pour luy envoyer ce troisième volume par la poste. Il aime l'histoire, il y trouvera peutêtre des choses assez curieuses et même des choses dans les quelles il ne sera point de mon avis. J'aurais de quoy l'amuser davantage quand je serai assez heureux pour venir me mettre quelque temps au nombre de ses courtisans dans son royaume de Theodoric. Madame Denis, ma garde malade, voulait avoir l'honneur de vous écrire. Elle joint ses respects aux miens. Nous disputons à qui vous est attaché davantage, à qui sent le mieux tout ce que vous valez, et nous vous donnons toujours la préférence sur tout ce que nous avons connu. Vous êtes le saint pour qui nous avons envie de faire un pélerinage. Je crois que six semaines de votre présence me feraient plus de bien que Plumbieres.

Adieu monseigneur, votre ancien courtisan sera toujours pénétré pour vous du plus tendre respect et de l'attachement le plus inviolable.

V.