à Monrion 27 may [1756]
Je crois mon ancien ami que le brayement de l'âne de Montmartre est aux Délices.
Je verray ce que c'est à mon retour dans cet hermitage. Ma nièce de Fontaine y arrive incessament. J'aurais bien voulu qu'elle vous eût amené, et que vous aimassiez la campagne comme moy. Il y en a de plus belles que la mienne, mais il n'y en a guères d'aussi agréable. Je suis redevenu sibarite et je me suis fait un séjour délicieux, mais je vivrais aussi aisément comme Diogene que comme Aristippe. Je préfère un ami à des rois, mais en préférant une très jolie maison à une chaumière je serais très bien dans la chaumière. Ce n'est que pour les autres que je vis avec opulence, ainsi je défie la fortune et je jouis d'un état très doux et très libre que je ne dois qu'à moy. Quand j'ay parlé en vers des malheurs des humains mes confrères, c'est par pure générosité, car à la faiblesse de ma santé près, je suis si heureux que j'en ai honte. Je vous aimerais bien mieux encor compagnon de ma retraitte qu'éditeur de mes réveries.
Les faquins qui poursuivent la mémoire de Baile méritent le mépris et le silence. Je vous remercie de supprimer la petite remarque qui leur donne sur les oreilles. Tout le reste aura son passeport chez les honnêtes gens. Il est vrai que cette seconde édition parait bien tard, et qu'on a donné trop de temps aux sots pour répandre leurs préjugez sur la première. Celle cy est aussi forte mais elle est mesurée et accompagnée de correctifs qui ferment la bouche à la superstition tandis qu'ils laissent triompher la philosophie.
Je vous ay déjà mandé que je ne suis pas partisan de ce vers, tandis que de la grâce mais que j'aime mieux un vers hazardé qu'un vers plat.
Je ne sçais pas ce qu'on veut dire par les prétendues dissentions des Crammer. Il n'y en a jamais eü l'ombre. Ce sont des gens d'une très bonne famille de Geneve qui ont de l'éducation et baucoup d'esprit. Ils sont pénétrez de mes bienfaits tout minses qu'ils sont, et ont fait un magnifique présent à mon secrétaire. Ce secrétaire par parentèse est un florentin très aimable, très bien né, et qui mérite mieux que moy d'être de l'académie de la Crusca.
Vous voilà donc moine de st Victor. Je l'ay été de Sénone, j'ay travaillé avec don Calmet pendant un mois. Je travaille actuellement avec des calvinistes, et je m'en trouve bien, excomunication à part. Mandez moy où il faut vous écrire.
Interéa vale et me ama.
V.