5e Mars [1768]
Mon cher et illustre confrère, je compte sur vôtre amitié, sur vôtre sagesse, et sur vôtre discrétion.
Ce que j'avais craint, arrive. Le journal de Neufchatel annonce une édition fort jolie de la guerre de Genêve. Je dérobais à tous les yeux le second chant, afin qu'on ne put point imprimer les deux autres qui étant séparés de celui qui les lie ensemble, n'auraient pu être compris de personne.
Dans la fermentation où est Genêve cette publicité m'est infiniment préjudiciable par des raisons que je ne puis vous dire dans une Lettre.a Si dumoins Mr De Laharpe n'avait donné cette plaisanterie qu'à mes amis et à mes parents à Paris en leur recommandant le secret, il n'y aurait eu que demi mal, mais c'est pour moi seul que le secret a été gardé.
Si pendant trois mois de séjour à Paris il m'avait aumoins averti une fois, j'aurais pu prévenir le tour qu'on me joue aujourd'hui. Il devait bien sentir qu'en donnant l'ouvrage a Mr Dupuits à qui je l'avais toujours refusé, c'était une preuve indubitable que je ne voulais pas qu'il parut.
Sa misérable excuse inventée au bout de quinze jours chez moi à Ferney augmente trop sa faute. Ce sculpteur, cet Antoine de qui il disait qu'il tenait l'ouvrage, a répondu a Mr D'Amilaville que Laharpe en avait menti.
Je n'avais pas besoin de cet aveu d'Antoine pour être convaincu de l'infidélité cruelle dont Laharpe est coupable. Je savais bien dans quel portefeuille était cet ouvrage que je n'ai jamais donné à personne. Je savais dans quel endroit étaient d'autre papiers qui me manquent, et mon secrétaire(qui écrit cette Lettre, attendu que je perds les yeux) a vingt fois averti Laharpe qu'il était très indécent de fouiller dans mon cabinet comme il fesait continuellement.
Ce qui est encor plus triste, c'est qu'il s'en faut bien qu'il ait réparé cette violation des droits de l'hospitalité. J'en ai été affligé plus que vous ne croiez, et cependant, il peut dire si je lui ait fait le plus léger reproche. Mon banquier l'a cherché dans toutes les auberges de Lyon à son passage; il faut qu'il ait pris une autre route.
Je vous répète quea hors vous, et Mr D'Amilaville, je n'ai confié mon affliction à personne. Made Denis m'a promis de garder le secret, et si elle en parle ce ne sera qu'à vous.
Vous ai-je dit qu'on imprime à Genêve les ouvrages dangereux du savant Abauzit contre la trinité, l'apocalipse, l'éternité des peines et les mistères? Cette édition fera beaucoup de mal. C'est un ministre calviniste qui s'en est chargé. Celà justifie bien vôtre article de Genêve dans lequel vous avez raison en tout, éxcepté quand vous dites que le terrein est fertile; car assurément il n'est fécond qu'en dissentions et en sophismes. Les querelles de Geneve ressemblent parfaittement à une dispute de théologiens, on argue depuis quatre ans sans vouloir s'entendre. Il n'y a aujourd'hui qu'un seul point sur lequel Genêve soit d'accord, c'est sur le mépris et l'horreur que tous les honnêtes gens ont pour Calvin en étant calvinistes.
Riez, mon cher ami, et consolez un peu ce pauvre vieillard qui vous aime autant qu'il vous estime, et qui vous sera tendrement attaché jusqu'au dernier moment de sa vie.
V.