1768-02-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

Voici, mon cher ami, une nouvelle tracasserie bien désagréable que je vous confie.
Vous savez que je m'étais un peu égayé sur la guerre ridicule de Geneve. Je me moquais beaucoup de Jean Jaques qui le méritait bien, et ce n'était qu'un rendu. J'ai laissé courir volontiers deux chants de ce petit poème dans lesquels je donne à mon plaisir sur les doigts aux prêtres de Geneve et à cet écervelé de Jean Jaques, mais comme il est question de Tronchin dans le 2e chant, je n'ai jamais donné ce second chant à personne. Je l'ai refusé à des princes, il a toujours été enfermé dans mon cabinet. Laharpe entrait dans ce cabinet tous les jours, et furetait tous mes papiers. Je le laissais faire; je comptais sur sa discrétion, et sur ce qu'il doit aux services que je lui ai rendus.

Dès qu'il fut à Paris, il fit contre Dorat une épigramme qu'il mit sur mon compte et ce second chant fut rendu public. S'il n'en avait donné d'exemplaires qu'à mr D'Alembert et à ma famille et qu'il eût demandé le secret son infidélité aurait été moins dangereuse; mais cent personnes en ont des copies et il y en a même une entre les mains de Tronchin.

Une preuve que c'est La Harpe qui m'a joué ce tour cruel c'est que le manuscrit qu'il prit chez moi était tout raturé et que celui que Dupuits a vu dans ses mains était tout raturé aussi. Or certainemt si la Harpe avait tenu ce manuscrit d'un copiste, il ne l'aurait pas eu avec ces ratures.

Une seconde preuve non moins forte c'est que La Harpe en m'écrivant de Paris et en me mandant toutes les nouvelles littéraires, ne m'a jamais mandé que le second chant parut dans le monde, et il me l'aurait assurément écrit, s'il avait tenu la copie d'un autre et si lui même n'avait pas répandu l'ouvrage.

Une troisième preuve c'est qu'a son retour chez moi, lorsque je me plaignis en général (pour ne pas le mortifier) de la publicité de ce second chant, il ne répondit rien et rougit.

Une nouvelle preuve encore, c'est que sachant qu'il était accusé par toute la maison, il passa quatre jours entiers sans oser m'en parler. Sa femme enfin l'a déterminé à s'excuser envers moi et pour toute justification il m'a dit qu'il tenait le manuscrit d'un nommé Antoine.

Vous remarquerez que cet Antoine est un sculpteur qui demeure dans la rue hautefeuille. Il est bien certain que je n'ai pas envoyé le manuscrit au sculpteur Antoine que je ne connais point.

Je suis très embarrassé. Je ne veux pas faire un éclat qui ne servirait qu'à faire rire la canaille de la littérature, mais il m'est très important de faire parler à cet Antoine et de savoir de lui s'il avoue qu'il ait donné ce manuscrit à la Harpe. Je ne me confie qu'à vous. Comment faire pour savoir la vérité de la bouche de cet Antoine? Comment parvenir à employer quelqu'un auprès de lui?

Auriez vous dans vos bureaux qulque jeune homme qui pût lui demander s'il a donné cette plaisanterie à Laharpe, ou si Laharpe la lui a donnée? Pourriez vous en conférer sous le secret avec m. D'Alembert?

J'ai étouffé mon juste ressentiment, je n'ai fait à la Harpe aucun reproche; mais cette contrainte est bien pesante et il est triste d'avoir dans ma maison un homme qui m'a manqué si essentiellemt.

Ce qu'il y a de pis c'est que Laharpe ne semble point sentir la malhonnêteté et la turpitude de son procédé.

Je dépose mon chagrin dans le sein de l'amitié, c'est tout ce que je puis faire. Cette aventure est bien désagréable; mais je suis accoutumé depuis cinquante ans à de pareils procédés. Celui-ci est d'autant plus cruel qu'il vient d'un homme que j'aimais.

J'embrasse bien tendrement celui dont l'amitié et la probité me consolent de tout.