à Ferney mardy 1er mars [1768] à 2 heures après midy
Il y a une destinée sans doute, et souvent elle est bien cruelle.
Je suis venu trois fois à votre porte, vous avez frappé à la mienne. J'ay voulu promener ma douleur dans le jardin. Il était dix heures, je mettais l'eguille sur dix heures au globe solaire, j'attendais que vous fussiez éveillée. J'ai rencontré monsieur Mallet. Il m'a dit qu'il était affligé de votre départ. J'ay jugé qu'il sortait de votre appartement. J'ay cru que vous dîneriez au châtau comme vous l'aviez dit. Aucun domestique ne m'a averti de rien, ils croiaient tous que j'étais instruit. J'ay fait venir Christin et père Adam. Nous nous sommes entretenus jusqu'à midy. Enfin je retourne chez vous. Je demande où vous êtes. Vaniere me dit, Eh quoy vous ne savez pas qu'elle est partie à dix heures! Je me retourne plus mort que vif vers p. Adam. Il me répond comme Vaniere, J'ay cru que vous le saviez! Sur le champ j'envoye chercher un cheval dans l'écurie. Il n'y avait personne. Ainsi dans la même maison avec vingt domestiques nous nous sommes cherchés sans nous voir. Je suis au désespoir, et cette obstination de mon malheur m'annonce un avenir bien sinistre. Je sçais que le moment de la séparation aurait été affreux: mais il est plus affreux encore que vous soyez partie sans me voir, tandis que nous nous cherchions l'un l'autre. J'ay envoyé vite chez madame Racle pour pleurer avec elle. Elle dîne avec Christin, Adam et son mari; et moy je suis très loin de dîner. Je me dévore et je vous écris. J'espère que ma lettre et les paquets pour mr de Choiseuil et pr Marmontel vous seront rendus vendredy matin par mr Tabarau. Je les tenais tout prêts. J'avais encor d'autres papiers à vous communiquer quand vous êtes partie!
Voici bien une autre preuve des persécutions de ma destinée. La Harpe est cause de mon malheur. Qui m'aurait dit que la Harpe me ferait mourir à cent lieues de vous, n'aurait pas été cru. Enfin tout est avéré. Damilaville est allé chez cet Antoine qui demeure rue Hautefeuille. Cet Antoine que la Harpe disait luy avoir donné la copie de cette misère en question, cet Antoine qui ne luy avait donné qu'une copie infidèle sur la quelle il rectifia celles que lui La Harpe fit courir (parce qu'apparemment la Harpe en avait une copie fidèle). Remarquez bien tout cela; Antoine a répondu que la Harpe en avait menti; et n'a pas ajouté à son nom des épithètes bien honorables. La Harpe ne s'est guères mieux conduit dans sa tracasserie avec Dorat. Enfin voilà l'origine de mon malheur. Voylà ce qui, ouvre à Ferney le tombau que j'y ai fait bâtir. Je ne me plaindrai point de La Harpe; je n'accuseray que cette destinée qui fait tout, et je pardonne entièrement à la Harpe.
Vous verrez mr de Choiseuil, de Richelieu, Dargental. Vous adoucirez mes malheurs; c'est encor là votre destinée. Vous réussirez à Paris dans vos affaires et dans les miennes, vous reverez votre frère et votre neveu. Si je meurs, je meurs tout entier à vous, si je vis ma vie est à vous. J'embrasse tendrement mr et me Du Pui. Je les aime, je les regrette, j'ay le cœur percé.