1768-02-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

J'ai balancé longtemps, mon cher philosophe, si je vous écrirais touchant, mr Delaharpe, et je crois enfin qu'il faut que je vous écrive parce que vous l'aimez, et que je l'aime.

Il vous a donné le second le chant de la guerre de Genêve, et il l'a donné à d'autres. Il n'en devait pas disposer; je ne le lui avais point confié, il n'était point achevé; je ne l'avais donné à personne; je l'avais refusé a des princes; j'avais mille raisons pour qu'il ne parut point. Il était enfermé dans un portefeuille sur une table dans ma bibliothèque, et mr De Laharpe était parfaitement informé que je ne voulais pas qu'il parut.

Lorsqu'à son retour à Ferney j'apris que ce manuscrit était public, il dit qu'il ne l'avait répandu que parce qu'il y en avait dans Paris des copies trop fautives. Il m'a même assuré qu'il ne vous l'avait donné qu'attendu que la copie que vous aviez depuis longtemps était très infidèle. Quelques jours après il m'a dit qu'il tenait ce manuscrit, d'un jeune homme nommé Antoine, son voisin, sculpteur, demeurant dans la rue hautefeuille.

Enfin, pendant les trois mois de son séjour à Paris, quoi qu'il me mandât toutes les nouvelles de la littérature, il ne m'avait jamais écrit celle là qui était pour moi très intéressante. Il m'envoiait son Epigramme contre Dorat et celle contre Pirron qui couraient sous mon nom, mais pas un mot de la guerre de Genêve.

Je lui pardonne de tout mon cœur cette petite légèreté dont il ne pouvait sentir comme moi les conséquences. L'amitié ne doit point être difficile et sévère. Je lui ai rendu et je lui rendrai tous les services qui seront en mon pouvoir. Je suis même occupé actuellement du soin de lui assurer une petite fortune, et j'espère y réussir dans quelques mois, comme j'ai réussi à lui obtenir une pension de Mr Le Duc De Choiseul.

Je vous prie de le gronder paternellement. Il faut qu'il soit de l'académie française, et pour y parvenir il est nécessaire qu'il n'ait ni avec Mr Dorat, ni avec personne, des démêlés qui pouraient lui faire tort. Il a plus besoin de continuer a faire de bons ouvrages que d'avoir des querelles qui ôtent toute considération. Les loix de la société sont austères, qu'il se garde bien de semer d'épines le chemin de sa fortune. Parlez lui, mon cher ami, comme vous savez parler, et aimez moi. Tout cecy demeurera entre vous et lui. Vous pouvez lui montrer ma Lettre.

PS. Je cherche tout ce que vous demandez. Vous ne sauriez croire combien ces bagatelles sont râres.