1768-03-07, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

J'ai reçu votre lettre, mon cher maitre, par mr Delaharpe lui même.
Je n'ai pas manqué de lui en faire part, il en a été très touché comme il le devoit, il est convenu de ses torts, en ajoutant, ce qui est vrai, qu'il n'a pêché que par une imprudence de jeune homme. Il m'a paru sentir vivement tout ce qu'il vous doit, et être pénétré de reconnoissance et d'attachement pour vous, il seroit au désespoir d'avoir perdu votre amitié, et il m'a paru bien sensible à tout ce que vous me dites sur ce sujet; je crains beaucoup que ses ennemis, dont il a un grand nombre, ne profitent de cet événement pour lui nuire, & j'avoue que son sort me fait pitié, quoi que je n'en sente pas moins, comme je le dois, la peine que vous avez dû avoir de son infidélité; je m'étois attaché à lui parce que vous vous y intéressiez, & que je lui crois quelque talent; je vous demande en grâce de ne pas l'abandonner, de vouloir bien, quand vous lui écrirez, lui parler d'une manière qui puisse prouver à ses ennemis qu'il n'a point perdu votre amitié & que vous vous intéressez toujours à lui. Rien n'est plus essentiel pour ce malheureux jeune homme, qui est pauvre et marié. Je dois au reste vous assurer qu'il a protesté plusieurs fois en ma présence que l'épigramme contre Dorat n'étoit point de vous, ainsi je ne lui crois point de tort à cet égard; pour l'épigramme contre Piron, on ne vous l'a pas attribuée; bien des personnes savent de qui elle est. En un mot, mon cher ami, faites ce que j'ai déjà fait, ce que vous ferez beaucoup mieux que moi, consolez & encouragez ce jeune homme qui en a grand besoin.

Mille remerciemens de ce que vous avez bien voulu m'envoyer. On dit que votre santé n'est pas trop bonne. Pour moi je ne dors plus, & je suis presque absolument incapable de travail. Si cela continue, le défaut de sommeil en ce monde me conduira bientôt au sommeil éternel; croyez que jusqu'au moment où je m'endormirai pour toujours, je serai toujours tuus ex animo. A dieu, mon cher maitre, je vous embrasse de tout mon cœur.