1776-06-24, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Je ne vous ai point appris mon malheur, mon très cher et très digne maitre, d'abord parceque je n'avois pas la force d'écrire, & ensuite parceque je n'ai pas douté que nos amis communs ne vous en instruisissent.
Je ne m'apercevrai du secours de la philosophie, que lorsqu'elle aura pu réussir à me rendre le sommeil & l'appétit que j'ai perdus. Ma vie et mon âme sont dans le vuide, & l'abîme de douleur où je suis me paroît sans fonds. J'essaye de me secouer et de me distraire, mais jusqu'à présent sans succès. Je n'ai pu m'occuper, depuis un mois que j'ai essuyé cet affreux malheur, qu'à un éloge que j'ai lu à la réception [new page] de la Harpe, & dans lequel il y avoit plusieurs choses relatives à ma situation, que le public a bien voulu sentir & partager. Ce succès n'a fait qu'augmenter mon affliction, puisqu'il sera ignoré pour jamais de la malheureuse amie qu'il auroit intéressée.

Adieu, mon cher maître, quand ma pauvre âme sera plus calme & moins flétrie, je vous parlerai des autres chagrins que je partage avec vous, mais qui en ce moment sont étouffés par une douleur plus vive & plus pénétrante; conservez vous, et aimez toujours

Tuum ex animo.

d'Alembert