6e Mars 1768 , à Ferney
Jugez, mon très cher philosophe, si j'ai envie de faire du tort a Mr Delaharpe, et si j'ai mérité qu'il m'en fit.
J'écrivis à Mr Le controlleur général pour les affaires du païs de Gex au commencement du mois d'aoust. Je pris cette occasion pour le prier d'accorder à Mr De Laharpe la moitié d'une ancienne pension que j'ai, et dont je n'avais point solicité le paiement depuis le commencement de la guerre, et même depuis la paix. Mr le Controlleur général me répondit sur les affaires du païs, et non sur Mr DelaHarpe; mais il dit à Mr De Boullongne qu'il lui ferait accorder une gratification. Mr De Boullongne me le manda par sa Lettre du 14 aoust, et j'en ai toujours gardé le secrêt a mr Delaharpe jusqu'au jour de son départ.
Il sait qu'en envoiant à Mr Le Duc de Choiseul son éloge de Charles 5, je lui représentai le mérite et le peu de fortune de l'auteur. Il sait que sur le champ Mr le Duc De Choiseul eut la générosité de lui donner une pension. Je suis toujours dans la même résolution par raport à la pension sur le roi que je voulais lui faire partager. Le fond de mon amitié pour lui n'a point été altéré par les violents chagrins qu'il m'a causés.
Tronchin, procureur général de la petite république, ma voisine fut assailli hier au soir à la porte de sa maison par plus de cinq cent personnes, dont plus de la moitié criait qu'il fallait le mettre en pièces. Les commissaires du peuple eurent beaucoup de peine à le tirer de leurs mains, et le firent garder toute la nuit par cinquante bourgeois. Il n'y a plus là de plaisanterie. Voiez combien il est cruel que le chant où il est question des Tronchins très mal voulus à Genêve paraisse pendant des mouvements si violents.a
Si Mr De Laharpe avait eu assez d'amitié pour moi pour m'avouer, aumoins dans son premier voiage à Paris qu'il avait emporté ce manuscrit de ma maison, qu'il vous l'avait donné à vous, a mr De Rochefort, a mr Dupuits et à une autre personne, il aurait prévenu le désagrément que j'éprouve. Je l'aurais conjuré de prier ceux à qui il avait donné cette plaisanterie devenue si dangereuse, de n'en point donner de copie. Ces ballivernes sont d'ailleurs fort insipides pour Paris qui ne se soucie point du tout de Genêve, et très désagréables pour moi dans le païs que j'habite. Mais mr de Laharpe aulieu de réparer le mal qu'il avait fait, m'écrivit de sa chambre à la mienne une Lettre fort dure dans laquelle il m'insultait sans se justifier. Je ne lui ai fait à son départ aucun reproche ni sur ses procédés envers moi, ni sur sa Lettre. Voilà où nous en sommes.
Je l'avais chargé en partant d'un paquet pour vous dans lequel il y avait une partie des choses que vous demandiez, et une Lettre pour vous dans laquelle je vous rendais un compte succint de cette avanture, et que je vous priais même de lui montrer.
Je supose que vous avez reçu le tout et que vous en aurez fait l'usage que vous aurez cru convenable.
Je vous réitère encor que j'oublie entièrement cette petit imprudence de Mr De Laharpe qui m'a été si préjudiciable; que je lui rendrai tous les services qui dépendront de moi; que ma grande passion est que ceux qui cultivent les beaux arts avec succez soient tous unis, et qu'il faut oublier tous les sujets de plainte en faveur de la vérité et du bon goût dont ils doivent être les soutiens. Est-il possible que nous ne ferons du bien que dans les païs étrangers!
Je vous embrasse avec douleur, et avec la plus vive amitié.
V.