15e Mars 1768 à Ferney
Je reçois, ma chère nièce, vôtre Lettre du 5 mars.
Vous savez à présent que vôtre sœur est chez vous, et qu'il faut qu'elle arrange nos affaires avec le maréchal de Richelieu, tandis que je ferai des traittés avec le Duc De Virtemberg.
Vous savez aussi peut être, que mr De Laharpe m'a fait une infidélité dont les suittes m'ont coûté de violents chagrins. Mais il faut oublier ce procédé, pardonne[r] entièrement à Laharpe, et ne se jamais souveni[r de ce] qu'il m'a fait par imprudence plutôt que par [avari]ce.
Vous vous imaginez donc, mes chers seigneurs d'Hornoy, que je ferai avoir dans quatre ans une Lieutenance au très aimable Florianet? Savez vous bien que j'ai soixante et quatorze ans, et que dans quatre ans j'en aurais soixante et dix huit? Ma délabrée figure n'est pas assurément faitte pour atteindre jusques là. Mais je vous jure que si les jansénistes me laissent vivre jusqu'à cet âge, je demanderai bien vivement cette Lieutenance. Je ferai mieux. Si avant ce temps là Atropos coupe mon vieux fil, je tiendrai une Lettre toute prête qu'il n'y aura qu'à faire parvenir à Mr Le Duc De Choiseul. Il aime la plaisanterie; il éxécutera mon testament je vous en réponds.
Me voicy tout seul avec Père Adam, après avoir eu deux cent personnes à souper, et après avoir donné la comédie. Le fracas ne me va point. La solitude me sied mieux. Je vais mettre en ordre toutes mes paperasses, [et] celà sera long. Ferney est la plus belle retraitte qu'il y ait à cinquante lieues à la ronde. Vous ne sauriez croire combien le château et les jardins sont embellis, mais je n'y reçois personne. Il me vient des volées d'Anglais, je leur ferme la porte au nez. Mon goût pour la solitude est devenue ma passion dominante, mais elle est subordonnée à celle que j'ai pour vous deux.
V.
Cependant il a bien fallu recevoir aujourdui les genevois des deux partis qui sont venus se réjouir chez moy et s'embrasser après avoir voulu s'égorger il y a huit jours. Tout est fini à la satisfaction du peuple.