1754-06-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange ceux qui disent que l'homme est libre ne disent que des sottises, si on était libre ne serais-je pas auprès de vous et de madame d'Argental?
Ma destinée serait elle d'avoir des anges gardiens invisibles? Je pars le 8 de Colmar dans le dessein de venir jouir enfin de votre présence réelle. Je reçois en partant une lettre de madame Denis qui me mande que Maupertui et la Condamine vont à Plombieres, qu'il ne faut pas absolument que je m'y trouve dans le même temps, que cela produirait une scène odieuse et ridicule, qu'il faut que je n'aille aux eaux que quand elle me le mandera. Elle ajoute que vous serez de cet avis, et que vous vous joindrez à elle pour m'empêcher de vous voir. Surpris, affligé, inquiet, embarassé me voylà donc ayant fait mes adieux à Colmar et embarqué pour Plombieres; je m'arrête à moitié chemin; je me fais bénédictin dans l'abaye de Senone avec don Calmet, l'autheur des commentaires sur la bible, au milieu d'une bibliotèque de douze mille volumes, en attendant que vous m'appelliez dans votre sphère. Donnez moy donc vos ordres mon cher ange. Je quitterai le cloitre dès que vous l'ordonerez mais je ne le quitterai pas pour le monde, au quel j'ay un peu renoncé. Je ne le quitterai que pour vous.

Je ne perds pas icy mon temps. Condamné à travailler sérieusement à cette histoire universelle imprimée pour mon malheur, et dont les éditions se multiplient tous les jours, je ne pouvais guères trouver de grands secours que dans l'abaye de Senones. Mais je vous sacrifierai bien guaiment le fatras d'erreurs imprimées dont je suis entouré pour goûter enfin la douceur de vous revoir. Prenez vous les eaux? comment madame Dargental s'en trouve t'elle? Que je bénis le préjugé qui fait quitter Paris pour aller chercher la santé au milieu des montagnes dans un très vilain climat? La médecine a le même pouvoir que la relligion, elle fait entreprendre des pèlerinages. Réglez le mien, vous êtes tout deux les maitres de ma marche comme de mon cœur.

La poste va deux fois par semaine de Plombieres à Senones par Ravon. Elle arrive un peu tard parce qu'elle passe par Nancy mais enfin j'aurai le bonheur de recevoir de vos nouvelles. Adieu, je vous embrasse.

le moine V.