1754-06-24, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

O adorables anges je compte être incessament dans votre ciel, c'est à dire dans votre grenier.
Je n'ay reçu qu'aujourduy vos lettres du 9 et du seize. Comment m'accusez vous de n'avoir point écrit à madame Dargental? Je vous écris toujours madame. Vous êtes consubstantiels. Je ne vous ay point écrit nommément et privativement, parce que moy pauvre moine, je comptais venir il y a quinze jours réellement dans votre vilain paradis de Plombieres où est mon âme du jour que vous y êtes arrivez. Daignez donc me conserver cet heureux trou que vous avez bien voulu me retenir, j'arriverai peutêtre avant ma lettre, peutêtre après. Mais il est très sûr que j'arriverai, tout malingre que je suis. Ma santé est au bout de vos ailes. Je veux me flatter que la vôtre va bien, puisque vous ne m'en parlez pas. Divins anges je ne connais qu'un malheur, c'est d'avoir été si longtemps à quinze lieues de votre empirée et de ne m'être point jetté dedans. Voylà qui est bien plaisant d'être en couvent et de dire bénédicité au lieu d'être avec vous. Je m'occupe avec don Mabillon, don Marthene, don Tuillier, don Ruinart. Les anticailles où je suis condamné, et les capitulaires de Charlesmagne sont bien respectables mais cela ne console pas de votre absence. Je vais donc fermer mon cayer de remarques sur la seconde race, faire mon paquet et m'embarquer, Lazare va se rendre à votre piscine. Il y a dit on un monde prodigieux à Plombiere, mais je ne le verrai certainement pas. Vous êtes tout le monde pour moy. Je suis devenu bien pédant, mais n'importe, je vous aime comme si j'étais un homme aimable. Adieu vous deux qui l'êtes tant; adieu, vous avec qui je voudrais passer ma vie; quelle pauvre vie; je n'ay plus qu'un soufle.

V.

Il y a deux paquets de lettres pour moy à Plombieres, je vous supplie de les faire retirer et de me les garder. Mais je crains bien que le maître de la poste ne me les ait renvoyez, et qu'ils ne soient àprésent en chemin pour Senones. Il faudra en ce cas qu'ils retournent à Plombieres, ce sont des paquets de conséquence. Que de peines dans cette courte vie!

Quel chien de temps il fait! des grêlons gros comme des œufs de poule d'Inde ont cassé mes vitres: et les vôtres? Adieu adorable ange.