auprès de Plombieres, 30 juin 1754
Madame
J'ay été bien malade en allant chercher la santé à Plombieres.
Ma plus grande peine a été de ne point écrire à votre altesse sérénissime, mon cœur est toujours à Gotha, votre portrait à Colmar, et mon corps ou plutôt mon ombre auprès de Plombieres. Je ne demande à vivre que pour avoir la force de venir vous faire ma cour encore. Si j'ay encor quelques beaux jours, ils vous apartiennent sans doute; mais je désespère de voir Altembourg où votre altesse sérénissime va passer les mois d'aoust et de septembre. J'aurais du moins voulu avoir pour me consoler à Plombieres ce portrait dont elle a daigné m'honorer. Je ne le verray qu'à mon retour à Colmar. C'est ma triste destinée d'être loin de vous, madame, de touttes façons. Il faut y mettre ordre et vaincre sa destinée, si on peut.
Je crois que cette mauditte édition qu'on a faitte en Hollande d'une partie très informe de ce manuscrit que V. A. S. a entre ses mains, est ce qui m'a tué. Je me suis vu dans la nécessité de réparer le tort qu'on m'a fait en retravaillant cet ouvrage qui est immense. Que ne pui-je venir l'achever dans votre bibliotèque. Il me semble que je donnerais le matin aux rois qui ont troublé le monde, et le soir à Jeanne et à la tendre Agnès qui ont adouci les mœurs. L'envie de vous plaire, de vous amuser me rendrait des forces. Mais ce sont là des songes qui flattent un malheureux malade. On passe sa vie à désirer. Soyez très sûre madame que ce songe sera une réalité dès que j'aurai la force de me transporter et que j'aurai arrangé mes petites affaires. Rien ne me retiendra. Eh bien, si je suis malade, votre altesse sérénissime daignera me suporter. La douceur et la paix de sa cour sont d'ailleurs un excellent remède.
La grande maîtresse des cœurs et moy nous serons madame vos deux malades. Je crains bien qu'elle ne le soit autant que moy. Cela est bien injuste. La nature entend bien mal ses intérêts de gâter ainsi ce qu'elle fait de mieux. Madame de Bukwald devait avoir des yeux de linx et une santé d'athlète. Heureusement madame, la nature semble avoir traitté votre personne comme elle le devait. Conservez cette santé si prétieuse. Je la verray briller dans les traits de votre portrait, en attendant que je la voye sur ce visage si gracieux et si noble qui embellit la plus belle âme du monde. Quand pourai-je présenter encor mes hommages à votre auguste famille, à ce jeune général qui veut combattre un jour à la tête des armées de France ou d'Allemagne, il n'importe, à touttes ces belles jeunes plantes que vous cultivez? Je me jette à vos pieds madame, pénétré de douleur de n'être pas auprès de votre altesse sérénissime aulieu de luy écrire, et rempli du plus profond respect, d'un attachement et d'une reconnaissance que je ne puis exprimer.
Si elle daigne m'honorer de ses ordres elle peut toujours les envoier à Colmar.