[c. 15 September 1753]
Madame,
Votre chevalier errant est devenu bien sédentaire.
Je n'ay pu avoir l'honneur de renouveler mes hommages à Votre altesse sérénissime, parce que pour écrire il faut avoir l'usage des mains, et que les miennes avaient acquis une si belle enflure et étaient si horriblement potelées qu'elles n'avaient point du tout l'air d'apartenir à mon faible corps si mince et si fluet. Mais madame il aurait fallu que j'eusse été privé de tous mes sens pour ne pas achever d'obéir à vos ordres. J'ay toujours eu la force de dicter. Tout est fini, et j'ay environ dix siècles à mettre à vos pieds. J'aimerais mieux y être moy même. Je ne voy dans touttes les sottises qu'on a faittes depuis Dagobert aucune balourdise comparable à celle que j'ay faitte de m'éloigner de votre paradis turingien. Madame la duchesse de Gotha ne devait pas être quittée pour Son Excellence le sr de Freitag. Aussi Dieu m'en a puni de la bonne façon. Je joins encor une grande peur à mes regrets, et cette peur madame est de vous ennuyer. Neuf ou dix siècles en sont bien capables. J'ay fait ce que j'ay pu pour les rendre aussi ridicules qu'ils le sont. Les papes quelquefois font mourir de rire, et avec cela je tremble. Il eût mieux valu peutêtre ajouter quelques chapitres à l'histoire véritable de Jeanne, et en amuser les soirs votre altesse sérénissime que de luy présenter des siècles et une dédicace. De graves professeurs qui savent en quelle année accoucha la papesse Jeanne, examinent actuellement le grand œuvre que vos ordres m'ont imposé, et moy je suis entre les mains des médecins qui me condamnent à être oisif.
Je ne sçai si V. A. S. a entendu parler d'un portrait de la vie privée de Potsdam et de la cour de Berlin. Dieu merci la cour de Versailles sait bien que je n'en suis pas l'autheur. On l'attribue à mylord Tirconnel, mais il n'est pas de luy. Il a bien l'air d'être de la Baumelle. Il y a du vray, il y a du faux. Si V. A. S. veut le voir je le luy enverrai par Mulh.
Je me mets aux pieds de toutte votre auguste famille. Je supplie la grande maîtresse des cœurs de ne me jamais oublier. Mon cœur madame est toujours gros de regrets, et je soupire avec le plus profond respect.
V.