1767-08-13, de Laurent Angliviel de La Beaumelle à Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha.

Madame,

Je reçois aujourdui la Lettre du 14 Juillet, que Votre Altesse sérénissime a ordonné à M. Rousseau, Conseiller de sa Cour, de m'écrire de sa part.
J'en avois déjà reçu la substance par M. de Voltaire même, qui l'avoit envoyée à M. de La Vaysse mon beau-père.

Je vois par cette lettre, Madame, qu'on vous défigura étrangement les faits concernant mon départ de Gotha en 1752. Que V. A. S. me permette de lui observer, que je ne partis point de sa capitale avec cette femme. J'en partis seul. Cette femme étoit partie plusieurs jours avant moi. Elle ne s'étoit point éclipsée furtivement: elle avoit été congédiée: & l'on ne disoit pas pourquoi, soit par charité, soit par honte, soit par défaut de preuves de ses vols. Tout ce que ma curiosité pût tirer d'un gentilhomme de Votre cour dont le nom m'est échapé, c'est qu'elle avoit péché contre les commandemens de Dieu. Ayant été à Erefort pour faire imprimer, je la rencontrai fortuitement dans une auberge. Elle y alloit faire ou y avoit déjà fait abjuration de la religion Protestante. N'ayant pu faire imprimer dans cette ville, je me déterminai d'aller à Francfort, où elle retint une place dans la voiture que je louai. Elle avoit un bagage si considérable, qu'il étoit presque impossible qu'elle l'eût emporté furtivement de la maison où elle étoit.

Voilà, Madame, les faits tels qu'ils se sont passés. Je supplie V. A. S. de les faire vérifier. Apparemment le seigneur & la dame chez qui elle demeuroit, existent encore. Quant à mon départ, il n'eut rien de commun avec celui de cette personne. Et certainement âme vivante ne dira m'avoir vu avec elle sur la route de Gotha à Erford.

J'écrivis plus au long sur ce sujet hyer à M. Rousseau, qui apparemment choisira le moment où V. A. S. sera libre pour lui rendre compte de ma lettre.

Je suis persuadé qu'aussitôt que les faits vous seront pleinement connus, Madame, vous ne dédaignerez pas de rendre témoignage à la vérité. M. de Voltaire a pour lui la bienveillance dont vous l'honorez. J'ai pour moi votre droiture, votre piété, toutes vos vertus qui ne vous permettront pas de livrer mon innocence à la méchanceté des malveillans; dont tous les soupçons seront anéantis par le simple éclaircissement des faits.

On a écrit aussi dans un livre intitulé, honnêtetés littéraires in 8. 1767, que j'avois été chassé de Berlin & de Gotha. Quant à Berlin j'ai l'attestation de S. M. P. dans la meilleure forme, que cela n'est pas. Et pour Gotha, Votre Altesse sérénissime sait ce qui en est, & je la supplie de le déclarer. Car la calomnie prend tant de formes différentes!

Si celle que M. de Voltaire a débitée par erreur, n'étoit pas détruite par V. A. S. mon respect pour Elle me mettroit dans l'impossibilité d'éclater en plaintes contre ce refus de me rendre justice. Combien donc ne doit-il pas m'être permis de pousser un cri de douleur auprès de vous, Madame, sur une accusation dont vous pouvez seule me justifier!

Après cela puis-je ne pas me flatter, qu'aussitôt que vous serez désabusée, vous voudrez bien certifier que sur ma très humble requête Votre Altesse sérénissime ne peut se dispenser de déclarer 1. que si l'on a écrit ou imprimé que j'avois été chassé de Gotha, c'est contre toute vérité. 2. que V. A. S. a été instruite que j'étois parti seul de Gotha & non avec une femme coupable, disoit-on, de plusieurs vols laquelle étoit partie de Gotha plusieurs jours avant moi. 3. qu'au reste cette femme qu'on avoit accusée de vol n'étoit point une servante, mais une veuve qui passoit pour une très honnête personne puisqu'un seigneur du pays lui avoit confié l'éducation de ses enfans, & qui loin d'être chez ce seigneur sur un pié de domesticité mangeoit à sa table & étoit reçue comme compagnie dans plusieurs bones maisons [de] la ville: 4. que Votre Altesse sérénissime n'a jamais dit ni cru que j'eusse eu la moindre connoissance ni la moindre part à ces vols ou à la mauvaise conduite de cette personne, & que par conséquent c'est mal à propos & contre toute vérité qu'on fait entendre le contraire en se servant à mon égard dans un écrit imprimé des mots de turpitude criminelle.

Je suis avec un très profond Respect,

Madame

de Votre altesse sérénissime

Le très humble & très obéissant serviteur

La Beaumelle