1761-03-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha.

Madame

Votre altesse sérénissime daigne bien connaître mon cœur.
Je suis attaché à votre grande maîtresse et pour elle même et pour vous. Votre amitié prouve combien elle est digne d'être aimée. Je supplie V. A. S. de vouloir bien permettre que j'insère dans ce paquet un petit mot qui luy fasse connaitre que je luy suis attaché comme je l'étais quand j'avais le bonheur de partager avec elle l'honneur d'être dans votre cour.

Nous sommes tous condamnez à cette funeste séparation qu'elle vient d'essuier. Tout finit et finit bien vite. Cette réflexion que l'on fait si souvent devrait bien porter les souverains à ne pas précipiter la fin de tant de miliers d'hommes. Mais il est dit qu'ils feront des malheureux et qu'ils le seront aussi. Voilà leur destinée.

Vous êtes donc débarassée de nous madame. Voylà je crois sept ou huit mille de vos courtisans et de vos admirateurs hors de vos états. Ils doivent peutêtre quelque argent à votre Altesse sérénissime; et on paye mieux en temps de paix qu'en temps de guerre. Je ne sçais comment elle a pu trouver pendant tout ce remu-ménage le temps de lire Tancrede. Cette pièce vaut mieux à la représentation qu'à la lecture. Cela faisait un beau spectacle de chevalerie mais à mon âge un pauvre malade fait des vers qui sont aussi faibles que luy. Il y a une épitre à la fin dans la quelle V. A. S. m'aura trouvé plaisamment dévot. Mais c'est qu'il y a des gens qui sont bien sottement hippocrites, et d'autres furieusement fanatiques. Ce monde cy est une guerre perpétuelle de prince à prince, de prêtre à prêtre, de peuple à peuple, de barbouilleur à barbouilleur, de papier. Le seul papier que j'employe bien est celui où je présente mon profond respect à V. A. S.

le suisse V.