1755-03-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha.

Madame

Je ne suis donc destiné qu'à être de loin le malade de Votre Altesse sérénissime! La grande maîtresse des cœurs a l'avantage de souffrir auprès de vous, et il est sûr qu'elle en souffre infiniment moins.
C'est du moins une consolation pour moy d'être dans un lit que Monseigneur le prince votre fils a mieux occupé que moy. Je crois qu'il y dormait mieux. J'ay acheté tte meublée la maison où il a passé un été mais j'ay fait abbatre un trône qu'on luy avait fait pour avoir la vüe de Genève et de son lac. Votre altesse sérénissime me dira que depuis quelque temps je n'aime pas les trônes. Je les aimerais si votre altesse sérénissime avait un Royaume. Mais si je détruis les trônes de sapin peints en verd, j'abats touttes les murailles qui cachent la vue, et Monseigneur le prince ne reconnaitrait plus sa maison. Est il possible madame que votre malade plante et bâtisse, et que ce ne soit pas à Gotha? J'ay appelé ce petit hermitage les Délices. Il portait le nom de st Jean. Celuy que je luy donne est plus guai. Il n'y a pas d'apparence que je quitte une maison charmante et des jardins délicieux où je suis le maitre, et un pays où je suis libre, pour aller chez un Roy, fût ce le Roy de Cocagne. Je ne quitteray mes délices que pour des délices plus grandes, pour faire encore ma cour à V. A. Se. Je n'irai point à Berlin essuier des caprices cruels, ny à Paris m'exposer à des billets de confession. Je crains les monarques et les évêques. Je vivrai et je mourrai en paix, s'il plait à la destinée la souveraine de ce monde. Car j'en reviens toujours là. C'est elle qui fait tout, et nous ne sommes que ses marionettes. Si je n'avais pas été condamné à passer presque tout le mois de mars dans mon lit, par cette destinée qui prédétermine les corps et les âmes, j'aurais écrit plustôt à ma protectrice, à ma bienfaictrice, à celle qui aura toujours mes premiers respects, et Les premiers hommages de mon cœur.

Nous avons à Genève le premier ministre de Cassel qui a été autrefois gouverneur du Prince et qui vient Demander pardon aux cendres de Calvin de la désertion de son pupille.

Recevez madame les profonds respects que je présente à V. A. S., et à votre auguste maison.

V.