1753-09-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha.

Madame,

Après avoir écrit à votre altesse sérénissime la lettre qu'elle m'ordonne de luy envoyer, je me livre à mon étonnement, aux transports de ma sensibilité, à tout ce que je dois à votre cœur adorable.
Madame il n'y a que vous au monde auprès de qui je voulusse finir ma vie. Je me suis arrêté auprès de Strasbourg uniquement pour y finir cet ouvrage que V. A. S. m'avait commandé. Le hazard qui conduit tout, a voulu que j'eusse icy un bien assez considérable qui est dans une terre d'Alzace apartenant à monseignr le duc de Virtemberg. Votre A. Se sent bien que la fortune ne peut jamais être un motif pour souhaitter les bonnes grâces du roy de Prusse. Non madame, je ne veux que les vôtres, et si je peux ambitioner quelque retour de sa part, c'est uniquement parce que je vous le devrai. Mon cœur est pénétré de ce que vous daignez faire, c'est le seul sentiment dont je sois capable. Je dois vous ouvrir madame un cœur qui est entièrement à vous. Il est clair que le premier pas dans toutte cette abominable affaire est la lettre que fit imprimer le roy de Prusse contre Kœnig et contre moy. Il est clair que ce premier faux pas si indigne d'un Roy a conduit à touttes les autres démarches. L'outrage affreux fait à ma nièce dans Francfort a indigné toutte L'Europe, et la cour de Versailles comme celle de Vienne. Que peut on espérer madame d'un homme qui n'a point réparé cette indignité, et qui au contraire a disculpé en quelque sorte ses ministres en écrivant à la ville de Francfort, tandis qu'il les désavouait à Versailles? Pensez vous madame qu'il ait un cœur aussi bon, aussi vrai que le vôtre? pensez vous qu'il respecte l'humanité et la vérité?

Du moins il est sensible à la gloire. C'est par là seulement qu'on peut obtenir quelque chose de luy; et puisque vos bontez généreuses ont commencé cet ouvrage, il ne faut pas qu'elles en aient le démenti. Peutêtre qu'en effet M. de Gotter poura quelque chose, surtout s'il n'est pas à luy, mais il poura bien peu sans madame la markgrave de Bareith. Sans doute madame le roi voudra se justifier auprès de vous. Peut il ne pas ambitioner votre estime? Mais il ne voudra que se justifier à mes dépens, plus jaloux de pallier son tort que de le réparer. Il est roy, il a cent cinquante mille hommes, il peut m'écraser, mais il ne peut empêcher qu'une âme comme la vôtre ne le condamne secrettement.

Il en sera tout ce qui poura. Je suis trop heureux, les bontez de votre altesse sérénissime me consolent de tout. La forest de Turinge ne me fait plus trembler. Gotha devient le climat de Naples. Puissai-je après la révision de mes empereurs me venirjeter à vos pieds! Mon cœur y est, il y parle à madame la grande maitresse, il dit qu'il veut ne respirer que pour votre altesse sérénissime, il est votre sujet jusqu'au tombeau avec le plus profond respect.

V.