A Colmar 10 février 1754
Madame,
J'aurais été un impertinent, si après que votre altesse sérénissime a eu la fièvre, je ne l'avais pas eue aussi.
C'est ce qui m'a empêché de répondre plutôt à touttes vos bontez.
Mais madame faut il que la petite fille d'Ernest le pieux veuille me faire tomber dans le péché de la simonie? Madame, il n'est pas permis de vendre les choses saintes. L'envie de vous plaire, le bonheur d'obéir à vos ordres m'est plus sacré que touttes les patènes de nos églises. Non, vous ne pouvez ignorer madame le plaisir que j'ay eü de faire un ouvrage que V. A. S. a cru pouvoir être utile. Elle m'a permis de L'embellir de son nom; il a été commencé dans son palais, voilà sans doute la récompense la plus chère. Que la grandeur de votre âme pardonne à ma juste délicatesse.
Grande maîtresse des cœurs, venez icy à mon secours; je vous en conjure, empêchez la souveraine suprême de votre empire, d'embarasser une âme qui est toutte entière à elle. Madame de Bukevald, madame de Sévigné de la Turinge, parlez ferme. Dites hardiment à madame la duchesse que mon cœur pénétré de la plus tendre reconnaissance ne peut absolument accepter ses bienfaits. C'en est trop. N'en ai-je pas été assez comblé? Vous le savez; vous n'y avez que trop contribué. Vous souvenez vous de cette salle des électeurs, de ces bontez, de ces attentions continuelles qui me font encor rougir? N'ai-je pas encor avec moy ces médailles si bien gravées, et qui le sont dans mon cœur encor mieux? Faites comme vous l'entendrez. Fâchez s. a. s., mais déclarez luy qu'après le séjour que j'ay fait à Gotha, je ne veux absolument rien accepter. Vous savez grande maîtresse si on ne prend pas la liberté d'aimer votre souveraine pour elle même.
Voilà madame ce que je dis à madame de Bukwald. J'espère qu'elle prétera à mes sentiments une éloquence qui vous désarmera. Pour moy madame je n'ai point de termes pour exprimer à V. A. S. combien je suis attaché à votre personne. Pourquoy ai-je quitté votre cour? pourquoy n'y ai-je pas achevé ce qu'elle m'avait commandé? Ma destinée est bien bizarre et bien malheureuse. Le jour que vous m'ordonnâtes madame de venir dans votre palais, je devais loger chez Friesleben. J'y serais encor; j'y aurais travaillé à vous plaire. L'abominable scène de Francfort, à jamais honteuse pour le roy de Prusse, ne se serait point passée. Mais je fus si honteux d'être dans cette chambre des électeurs, d'être servi par vos officiers, de n'aller que dans vos équipages, d'éprouver des bontez renaissantes à chaque moment, que je n'osai pas en abuser davantage.
Je parle très sérieusement madame. C'est cela seul qui m'a perdu. Mais aussi ce sont les mêmes bontez qui font le charme et la consolation de ma vie. Conservez les moy; regardez moy comme le plus zélé, le plus reconnaissant de tous vos serviteurs. Approcher de votre personne est ma gloire, ma récompense, mon bonheur, ne me donnez rien. Mais v. a. s. va être bien étonnée. Je prends la liberté de vous faire un emprunt.
Voicy ce que c'est: un coquin de libraire de la Haye et de Berlin, nommé Jean Neaume, a défiguré, comme le sait V. A. S., une partie de certaine histoire universelle. Je suis dans la nécessité de retravailler cet ouvrage si indignement mutilé. Je n'en ay point de copie. Il faut que touttes mes consolations me viennent de Gotha. Si v. a. s. daigne me prêter son exemplaire pour quelques mois, je le rendrai bien fidèlement. Je travaillerai à cet ouvrage le reste de l'hiver en Alzace où je me suis retiré pour achever à mon aise les annales de L'empire. Ainsi, madame, tous mes travaux auront v. a. s. pour objet. Je la supplie donc très humblement de ne me rien envoier par les banquiers de Francfort, mais de vouloir bien me faire parvenir ce manuscrit par la même voye qu'elle m'indiqua, quand elle voulut bien recevoir le premier volume des annales de L'empire.
Me permettra t'elle que je joigne icy un petit paquet pour mr de Rothberg? Il s'agit de corrections essentielles dans les vers tecniques. Rien ne peut mieux servir en effet à aider la mémoire; mais il faut que la cronologie y soit exacte jusqu'au scrupule, et qu'il n'y ait pas la plus légère faute d'inadvertance. Je ne veux pas tromper la jeunesse.
Votre altesse se daigna dans son avant-dernière lettre me parler du bonheur de deux nouveaux mariez; puissent ils bientôt vous donner madame de nouvaux sujets! Heureux ceux qui sont établis dans vos états! Mr de Valdener est probablement à votre cour. Il la fournit de filles d'honneur. J'allay le voir au châtau de son frère sur la fin de l'automne, uniquement pour luy parler de Madame la duchesse de Saxe-Gotha. Depuis ce temps je n'ay pas quitté ma retraitte.
Je me mets aux pieds de votre altesse sérénissime, madame, à ceux de Monseigneur et de toutte votre auguste famille, avec un cœur pénétré du plus profond respect, d'un attachement et d'une reconnaissance qui dureront autant que ma vie.
V.
Je supplie encor une fois v. a. s. de révoquer l'ordre de cette simonie, donné à Francfort.