1753-07-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha.

Madame,

C'est dommage, nos empereurs seraient dans leur cadre.
Malgré touttes mes traverses j'en suis presque à Charles quint. C'est une grande et funeste époque pour votre auguste maison. L'histoire, madame, n'est guères qu'un tableau des misères humaines. L'avanture de ma nièce et la mienne n'est pas faitte pour tenir seulement un petit coin dans la bordure de ce tableau, mais le ridicule qui s'y joint à l'horreur pourait la sauver quelque temps de l'oubli. L'extrême ridicule va loin. Si l'extrême mérite a ses droits à l'immortalité, votre altesse sérénissime est sûre d'y aller par un chemin tout opposé à notre malheureuse avanture. Vos bontez font madame notre plus grande consolation. Nous sommes encor ma nièce et moy dans un état affreux, et tout deux très malades. Cela passe la raillerie. Je méritais moy d'être abandonné de la France puisque j'avais abandonné le roy mon maître, et très bon maître, pour un autre. Tous les malheurs me sont dus. Mais pour ma nièce qui fait deux cent lieues avec un passeport de son roy, et qui vient conduire aux eaux un oncle mourant, quelle récompense funeste a t'elle d'une bonne action? Voylà comme ce monde est fait. Madame le repos et la vertu habitent chez votre altesse sérénissime. Qu'il y a loin de là au sr Freitag! quel ministre! En vérité tout cela est rare.

Madame la duchesse de Gotha daigne m'honorer de son souvenir, la grande maîtresse des cœurs en fait de même. Sans ma nièce qui me fait fondre en larmes, je serais encor trop heureux. Je me mets avec le plus profond respect et le dévouement le plus tendre, le plus plein de reconnaissance, aux pieds de madame, et de leurs altesses sérénissimes. Je seray attaché toutte ma vie à madame et à son auguste famille.