1754-10-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha.

Madame,

J'ay fait partir par les chariots de poste une tragédie.
Ces voitures ne sont guères acoutumées à porter des vers français. Que n'ai-je pu venir moy même mettre à vos pieds ces petits amusements! et pourquoy faut il qu'il n'y ait que mes enfans qui fassent le voiage de Gotha!

Votre altesse séréne daigne faire des compliments à ma nièce: elle ressent cette extrême bonté avec la plus respectueuse reconnaissance. Mais malgré tout l'héroisme de son amitié pour moy je luy sçais mauvais gré d'être venue me consoler à Colmar. Elle y fait le bonheur de ma vie, mais elle m'empêche d'être à votre cour. Elle me fait à la fois baucoup de bien et baucoup de mal.

Qui fut bien surpris le 23 de ce mois? Ce fut moy, madame, quand un gentilhomme de madame la markgrave de Bareuth vint me dire que son auguste maitresse m'attendait à souper à la montagne noire, cabaret borgne de la ville. Je me frottay les yeux, je crus que c'était un Rêve. Je vais à la montagne noire; j'y trouve Monseigneur le markgrave et S. a. R. Il n'y a sortes de bontez dont ils ne m'accablent, ils veulent me mener sur les bords du Rhône où ils vont passer l'hiver. Je crois qu'ils s'arrêteront quelques mois à Avignon en terre papale. Cela est beau pour des calvinistes. Mais pour moy ce n'est pas chez le pape, c'est dans le palais d'Ernest le pieux que je voudrais aller. Madame la markgrave de Bareüth a voulu absolument voir ma nièce. ‘Ouy madame’, luy ai-je dit, ‘elle aura hardiment l'honneur de se présenter devant vous, quoy que vous soyez la sœur du roy de Prusse.’ Tout s'est passé le mieux du monde. La sœur a fait ce que le frère aurait dû faire, elle a excusé comme elle a pu, et avec une bonté infinie, l'avanture de Francfort. Enfin madame, qui sait mieux que votre altesse sérénissime que votre sexe est fait pour réparer les torts du nôtre? Il y a des dieux cruels, les déesses sont plus indulgentes. C'est à vos autels madame que mon cœur sacrifie. Je n'irai certainement point en terre papale, quoyque j'aye été en terre monacale. Il est très vray que j'ay passé un mois chez des moines bénédictins, mais j'y ay cherché une belle bibliotèque dont j'avais besoin, et non pas vêpres et matine. Je voulais finir cette histoire universelle dont votre altesse se a un manuscrit, et c'est une assez bonne ruse de guerre d'aller chez ses ennemis se pourvoir d'artillerie contre eux. Le tour qu'on m'a joué d'imprimer cette histoire toute défigurée m'a mis dans la nécessité de l'achever. Mais j'aurais fait encor plus de cas de la bibliotèque lutérienne de Gotha que des livres ortodoxes des bénédictins de Sénone. Ma dévotion consiste à regarder madame la duchesse de Gotha, et si elle le permet, la grande maitresse des cœurs, comme mes saintes. S'il y a un paradis, il est pour de si belles âmes. En attendant très longtemps ce paradis vivez madame pour les délices de ce monde, conservez moy vos bontez, soufrez que je me mette aux pieds de toutte votre auguste famille et surtout aux vôtres, avec le plus profond respect, et le plus tendre.

V.