Aux Délices près de Genêve ce 22e Mars 1756
Madame,
Voicy une petite avanture qui n'est qu'une bagatelle, mais qui me devient importante & pour laquelle j'ay recours au coeur nôble et généreux de vôtre altesse sérénissime.
Elle se souvient peut être que j'achevai dans mon heureux séjour à Gotha un petit poëme sur la relligion naturelle, que j'avais commencé et esquissé à Berlin pour le Roy de Prusse. Je le finis à vos pieds, et je l'adressai à celle dont les bontés me sont si chères, & le suffrage si prétieux. Madame la markgrave de Bareith a répandu depuis quelques mois des copies de l'ouvrage tel qu'il était, quand je l'avais donné au Roy son frère. Enfin, j'aprends que l'ouvrage est imprimé à Paris; il est plein de fautes, & ce qu'il y a de plus triste pour moi, c'est qu'il n'est point adressé à cette adorable princesse que j'appelais, avec tant de raison
C'est avec le nom du Roy de Prusse qu'il parait. Je ne sçais s'il conviendrait à présent que je fisse réimprimer l'ouvrage dédié à un autre qu'au Roy de Prusse. Cet hommage ne serait d'aucun prix pour V: A: Sme & déplairait peut-être à un Roi qui est vôtre voisin. Je ne sçais de plus s'il conviendrait que la descendante d'Ernest le pieux adoptast ce que le Roy de Prusse un peu moins pieux peut adopter. J'ignore si V: A: Sme souffrirait que la dédicace fût commune à vous & à lui. Vous savez, madame, combien le sujet est délicat, et je pense que V: A: Sme souhaitera que son nom ne paraisse qu'à la tête de quelque ouvrage qui ne poura être une source de disputes. Vous êtes une Divinité à la quelle on ne doit présenter que des offrande pures & sans tâches.
Il y a un petit article dans la pièce qui est entre vos mains qui sera dans un éternel oubli.
Les bruits abominables qui couraient se sont trouvez faux. Le médecin Tronchin était à Paris, dans le temps qu'on le disait à Cassel. Le public est né calomniateur; il saisit toujours cruellement les plus légers prétextes. Ce n'est qu'à des vertus comme les vôtres qu'il rend toujours justice, & ce n'est qu'à un coeur comme le vôtre que je serai toujours attaché, Madame, avec le profond respect, la reconnaissance que je dois à Vôtre altesse sérénissime.
Pardonez madame si j'ay dicté cette lettre. Je suis très malade, et très faible. Mais les sentiments que m'attachent avec tant de respect et de zèle à v. a. s. et à votre auguste maison n'en sont pas moins forts.
V.