1759-04-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha.

Madame

Daignez recevoir ces vers que le roy de Prusse m'ordonne absolument de publier.
Ils sont tristes, et convenables au temps. Puissiez vous madame vivre aussi heureuse que les dernières années de madame la markgrave de Bareith ont été cruelles, puisse le ciel donner à votre altesse sérénissime les jours qu'il luy â ôtez et prolonger votre vie prétieuse.

Je ne lis point les gazettes sans frémissement et sans douleur. Je vois que Les deux partis prennent toujours vos terres pour le champ de leurs dévastations. Il est vray qu'il y a de vastes étendües de pays encor plus à plaindre. On écrit aujourduy que tout est en combustion dans le Portugal, que les jésuittes ont trouvé le secret de faire soulever les peuples, secret connu d'eux depuis assez longtemps, mais je ne peux plaindre un pays d'inquisition quand vos forêts sont abbatües. On va s'égorger encor en Allemagne, et on prépare des fêtes à Lyon. Ainsi va le monde. On apprend à cinq heures du soir la mort de cinq à six mille hommes, et on va guaiment à l'opéra à cinq heures et un quart. Le Roy de Prusse pour s'amuser à Breslau a fait l'oraison funèbre d'un maître cordonier. Il dit dans cette pièce d'éloquence que la plus part des rois auraient même été de mauvais cordoniers et que dieu ne les a fait rois que par ce qu'ils n'auraient pu gagner leur vie que dans ce métier là. Il a oublié nos talons rouges dans cette oraison funèbre. Cependant il les avait vus. Je fais des vœux pour que vos altesses sérénissimes et la grande maitresse des cœurs voyent les talons de tous ceux qui viennent vous piller. Que v. a. s. daigne toujours agréer les souhaits et le profond respect du suisse V.