à Ferney par Genêve 6 avril [1759]
Mon divin ange je ne sçais par où commencer pour vous répondre sur tous les articles de votre lettre et sur touttes vos bontéz.
Je céde d'abord aux mouvements du plus noble zèle en aprenant que les blancs poudrez et les talons rouges ne se mêleront plus avec les Augustes et les Cleopatres. Si cela est le téâtre de Paris va changer de face. Les tragédies ne seront plus des conversations en cinq actes au bout des quelles on aprendra pour la bienséance tragique qu'il y a eu un peu de sang répandu. On voudra de la pompe, du spectacle, du fracas. J'ay toujours insisté sur ce point trop négligé parmy nous, et puisqu'enfin on met la réforme dans nos trouppes je sens que je pourais encor servir, non pour aucun ministre, mais pour mes anges; et si mr le duc de Choiseuil est un des anges, il prendra sa part de ma dernière campagne. Les Fanimes sont un peu à l'eau rose: vous aurez quelque chose de plus fort. Mais il faut du secret et du temps. Je vous avoue qu'il ne serait pas mal de consoler et d'encourager ma languissante vieillesse en faisant jouer Rome sauvée et Oreste. Esce l'infâme amour propre dont on ne se défait jamais bien, esce confiance en quelques pédants étrangers, amateurs passionnez de ces deux drames, qui me fait désirer de les voir reparaître? Vous savez que votre inconstante ville de Paris m'a tantôt honni tantôt flatté, qu'il y a des temps malheureux, des temps heureux, et peut être voicy le bon temps.
Il y a deux mois que ce fripon de roy de Prusse m'écrit tous les huit jours. Il veut absolument que j'imprime cette ode pour sa sœur que j'aimais véritablement et qu'il fait semblant de regretter. A la bonne heure. Je l'imprimeray et même avec un peu de prose et remarquez que ny dans les vers ny dans la proze ce fripon de héros n'est point loué du tout. Remarquez encor que le tout sera datté du 18 février. Ce dixhuit février est très important. Et pourquoy? me direz vous. C'est à cause du 22 mars, Et que fait ce 22 mars? C'est que le 22 mars le résident de France était chez moy, motus, chut. Il arrive un gros paquet de Federic. Chacun est empressé, chacun ouvre les yeux. Il était très visible que le paquet avait été ouvert sur la route et recacheté. Il venait de Breslau. Il contenait une lettre tendre par la quelle il m'offrait toujours cette clef qui n'ouvre rien, ce cordon qui sied si mal à un homme de lettres, vingt mille francs de pension dont je n'ay que faire, et son amitié dont je suis désabusé. Il aurait mieux fait de réparer à l'exemple de la markgrave les indignes outrages faits à ma nièce plus déshonorants pour luy que sensibles pour elle. Après cette lettre venait l'oraison funèbre d'un maître cordonier dans la quelle il se moque assez plaisament de quelques rois ses confrères, puis une grande épître en vers digne d'un bel esprit de caffé, puis une ode au prince Henri, et enfin une autre ode au prince Ferdinand de Brunswik, intitulée la fuitte des français. Jusques là tout va bien. Il a raison de se moquer de nous. Mais il y a deux strophes contre le Roy, et contre les siens, mais deux strophes terribles, qui respirent la plus violente haine, le plus cruel mépris, les plus sensibles outrages. Nous restons confondus ma nièce, le résident et moy. Malheureusement ces deux strophes sont ce qu'il a fait de moins mauvais en sa vie. On sait que mon métier a été de corriger ses œuvres. On craint qu'on ne m'impute d'avoir mis une virgule à cet écrit. Le roy de Prusse donne toujours trois ou quatre copies de ce qu'il fait. Le résident qui est sûr que le paquet a été décacheté, n'hésite pas, il conclut avec ma nièce et avec moy, qu'il faut l'envoyer à mr le duc de Choiseuil avec la lettre de Federic, le grand et le fou, et avec la réponse que je luy fais, réponse par laquelle je luy déclare que je n'accepte aucune de ses faveurs. Le résident envoye le tout.
Voylà mon très cher ange à quel point nous en sommes. J'ay écrit de mon côté à mr le duc de Choiseuil, car je mourais de peur d'avoir reçu le paquet. Comment donner dans ces circomstances L'éloge de la sœur quand je suis sûr qu'on déteste le frère et qu'on a raison de le détester? Souvenez vous donc des dattes du 18 février, et du 22 mars afin que je ne sois pas pendu comme Pangloss. Les vers contre Le roy, contre ce qu'il aime, contre la nation sont si offensans, si humiliants que M. le duc de Choiseuil ne les aura pas montrez. Mais il aura sans doute averti le roy des sentiments du marquis de Brandebourg et peutêtre même de mes refus. Ce dernier point me plairait baucoup et me pourait même servir un jour, si je vais faire un tour à Paris à quatrevingt ans.