Landeshut, 22 avril 1759
Je vous ai envoyé mes vers à ma sœur Amélie, comme l'esquisse d'une épître.
Je n'ai ni l'esprit assez libre, ni assez de temps pour faire quelque chose de fini. Et d'ailleurs quelques inadvertances, quelques crimes de lèse majesté contre Vaugelas ou l'abbé d'Olivet, ne doivent pas vous surprendre. Le moyen d'écrire purement en Allemagne, et de ne pas commettre des fautes d'ignorance et contre l'usage, quand je vois tant de poètes français, domiciliés à Paris, dont les ouvrages en fourmillent! Je remarque de plus qu'il faut avoir un bon critique qui vous fasse observer les fautes que l'amour propre nous voile, qui marque les endroits faibles et défectueux. Je vois assez bien les négligences des autres, et, dans la composition, je demeure aveugle sur les miennes. Voilà comme les hommes sont faits.
Votre nouvelle strophe de cette funeste ode est belle. Je passerais les petites bagatelles qui vous arrêtent. Ne dites pas que Marsyas juge Apollon, si je m'escrime avec vous de poésie.
Au lieu de du sort soutint les coups, on peut mettre affronte les coups; et, au lieu de venir son heure fatale, approcher l'heure fatale.
J'avoue que son heure fatale vaut mieux que l'heure fatale; c'est à vous d'en juger.
Pour l'ode, en général, elle est très belle. Voici les difficultés qu'un ignorant vous propose. Vous le confondrez peut-être fondé sur l'autorité des Olivet, des Quarante, et de toute la république de Genève.
Dans cette foule abreuvée, amphibologie; est ce la foule qui est abreuvée ou est ce la mort? J'entends bien votre idée; mais un grand poète comme vous ne doit point avoir recours à un commentaire pour expliquer sa pensée.
5me strophe. Je fus battu à Hochkirch, le moment que ma digne sœur expirait.
6me strophe, admirable; 7me, 8me, excellentes; 9me, de même. La dernière partie de la 10me ne répond pas au commencement.
La stupide ignorance, les Midas, les Homère, les Zoïle, est étranger au sujet de l'ode, et ne sert là que de remplissage. Il s'agit de ma sœur, et non d'Homère ni de Zoïle.
Strophe 11me, bonne; 12me, qui font des cours les plus belles, infâme cheville. Le sens finit, qui font des cours; les plus belles n'est qu'un remplissage sans beauté, digne de Mévius, et non pas de Virgile. Cela demande absolument une correction, cela est lâche et faible.
Strophe 13me. Du temps qui fuit toujours tu fis toujours usage; la répétition de toujours est sans grâce. Si moi, polisson, je devais corriger ce vers, je suerais sang et eau; mais Voltaire n'est pas Voltaire en vain. C'est à lui à y donner plus de force. Lueur obscure, plus affreuse que la nuit; cela est digne des ténèbres visibles de Milton, dont l'auteur de la Henriade s'est tant moqué.
Les strophes 14me et 15me sont admirables.
Je crois vous voir à la lecture de ma lettre. Quel polisson! direz vous; qu'il fasse premièrement de bons vers, et qu'ensuite il se mêle de reprendre ceux des autres. Mais je vous le dis encore, je ne vois goutte aux miens, je les trouve souvent faibles, mais je n'ai pas le talent de les faire meilleurs. D'ailleurs, ne prenez jamais pour juge de vos vers un général d'armée qui se trouve vis à vis de l'ennemi; c'est le moment où l'on est le moins traitable.
J'ai dérangé le projet de campagne de m. Daun et des Français, sans presque remuer de ma place. Je suis occupé à présent à d'autres sottises de cette espèce; et, tant que cette chienne de vie durera, ne croyez pas trouver en moi un critique indulgent. On prend l'esprit de son métier, et, dans ces moments d'alarmes, je fais main basse, si je peux, sur l'ennemi et sur tous les vers qui ne me plaisent pas, hormis les miens.
Adieu, ermite suisse; ne vous fâchez pas contre don Quichotte, qui jetait les vers de l'Arioste au feu, qui ne valaient pas les vôtres, et ayez quelque indulgence pour un censeur germanique qui vous écrit des fins fonds de la Silésie.
Federic