1760-11-20, de Ponce Denis Ecouchard Lebrun à Chrétien Guillaume de Lamoignon de Malesherbes.

Monsieur,

Permettez moi de réclamer votre justice et votre goût en faveur d'un vers que l'abbé Guiroy efface dans une ode adressée à Mr de Voltaire en faveur de la famille du grand Corneille, Ode qui vient de le déterminer à prendre soin du sort de la jeune mlle Corneille qui languissoit dans une misère indigne de son nom.
Voici, Monsieur, la Strophe dont on veut changer le 3me vers, tout nécessaire et tout simple qu'il est; C'est l'ombre de Corn: qui parle à sa nièce.

Audessus de tes maux élève ton courage,
Sur les Destins confus rejette leur outrage,
Fais rougir à la fois et la France et les Dieux.
Tiran des foibles cœurs, la fortune est esclave
De quiconque la brave,
Et sa deffaite élève un mortel dans les Cieux.

Voici en même tems, monsieur, ce que j'ay écrit au censeur Pour la deffense de ce vers si simple et vous jugerez.

Mon objet n'étoit pas seulement d'exciter les bienfaits de Voltaire mais encore ceux du Public qui m'a paru trop endormi à cet égard. C'est pour l'éveiller un peu que je fais dire (remarquez que c'est l'ombre du gd Corneille qui parle, indigné de voir sa postérité dans la misère) fais rougir à la fois et la France et les Dieux. Je crois le mot de France absolument nécessaire, et nullement séditieux. C'est un mot vague, qui ne blesse personne en Particulier. Vous savez qu'il n'y a point de livres très approuvés où l'on ne dise: ce seroit à la honte de la France, si l'on faisoit telle ou telle chose &c. Je pourrois mettre sans doute cet hémistiche d'opera les mortels et les Dieux; mais vous sentez mieux que moi combien cela seroit fade, et même inepte. On pourroit substituer le mot de sortà France, mais cela ne diroit pas grand chose. Un seul mot de Votre bouche décidera tout, et m'obligera infiniment.

Je suis avec respect

Monsieur

Votre Très humble et Très obéissant serviteur

Le Brun