1733-11-10, de Michel Linant à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Vous m'exhortez en vers, Mon cher ami, d'en faire à mon tour.
Vos raisons sont si bones qu'elles me persuadent et vos vers sont si bien faits qu'ils me découragent, mais ce n'est pas la seule chose qui contribue à cette inaction apparente où je suis depuis trois mois. Cepandant j'ay fait un autre plan pour ma tragédie, que je n'ay quittée que parcequ'il s'en est présentée une qui m'a paru plus singulier et plus interressante. Je vous en parleray à la première fois, que je vous écriray. Le plan en est tout fait. Mr de V. lui même est fort content de l'intérest et de la position qui constituent les deux premiers actes. Elle ne doit et ne peut estre qu'en trois. Il dit que si je puis rendre le troisiemme aussi touchant que les deux autres je feray quelque chose de bien neuf. C'est une tragédie bourgeoise que j'ay fondée sur un espèce de conte bleu que m'a fait mdme Duchatelet. Je suis persuadé qu'on est las au théâtre françois de la dureté des tirans et de la fierté des princesses, des vers guindez et des chapeaux de plumes, qu'il ne s'y agit pas tant de faire paroitre des rois que d'exprimer des passions.

Si le chagrin d'apprendre que ma mère et ma sœur sont dans la dernière misère ne m'avoit empêché de travailler, illy auroit un acte de ma pièce fait. Leur malheur fait les trois quarts du mien.

De cent lieux à Sirey la misère m'assiège
Et j'y cherche à la fois de la gloire et du pain,
La grammaire au corps sec, au ton plat de collège,
Me fait baailler le soir et m'endort le matin;
Mais un martire plus froid, la timide contrainte,
Fille de la misère et mère de la crainte,
Enchaîne mon génie, étouffe ses enfants,
Et les anéantit à peine encore naissants.
La nüe est sur ma tête et le tonnere gronde.
Confiné dans le coin d'un détour de ce monde
J'attens après l'orage un jour pure et serain.
Des hommes ou des dieux j'espère que la main
Pourra guider mes pas en cette nuit profonde,
Mais la terre est de fer et les cieux sont d'airain.
Pour conjurer ces maux j'invoque la paresse,
Douce sœur du néant, aimable enchanteresse,
Tu m'endors et mon cœur par des songes flateurs
Trouve en de faux plaisirs l'oubly des cruels maleheurs.
Mais quoy si tu m'endors des [ . . . ] merveille
Ce got par ma voix parle et ma lire sômeille
Et si je veux sur elle accorder quelques sons
Les soins comme des vents emportent mes chansons,
Ils démontent toujours ma lire que j'aprête
Et souflent sur mes doigts un froid qui les arrête:
Voit on les fleurs au milieu des hivers,
Au milieu des soucis voit on naitre les v[ers].
Amy, quoi que [la] torpide haleine
De mille vents impérieux,
Malgré le penchant qui l'entraine,
Arrête et reserre ma veine,
Echaufe la d'un soufle heureux.
Tu la verras rompre ces nœuds
Et de la glace qui l'enchaine
Sortir avec effort et jaillir jusqu'aux cieux.

Vous voyez mon cher ami que je donne encore signe de poésie et vous le voyez au moins à la tournure de ces vers qu'a l'orgueil qu'ils expriment.