ce 25 mars 1736
Mon cher monsieur, toutes Les lettres que vous m'avez fait l'honneur de m’écrire ont toujours été la consolation de ma vie, mais La dernière en causeroit le désespoir si j’étois capable des choses que vous m'inputez.
Vous m'inputez des crimes et je ne me connois que des fautes ou des maleheurs. Le premier et la cause de touts Les autres est de n'avoir jamais pu plier mon caractère à mon état, de m'estre mis trop fortement dans la tête qu'ill n'y avoit rien de respectable que la Liberté, l'amitié et La raison, d'avoir enfin regardé tout Le reste comme inutile ou ridicule.
Cette façon de pensée vient peutestre d'une dureté et d'un travers d'esprit que m'ont donné le maleheur et l'inexpérience où j'ay toujours vécu, mais dumoins ils rendent excusables des sentiments qui feroient honneur dans l'indépendance et qui seroient admirez dans un homme qui auroit beaucoup d'argent.
Mais tout cecy est inutile, venons au détail. J'ay eu avec la marq. une explication justificative où elle m'a accusé d'avoir manqué de reconnoisance et de respect pour mr de V. que j'aime et que j'admire autant que je le dois. Elle a paru satisfaites de mes excuses mais c'est à vous à qui je diray mes raisons.
Esce avoir manqué en tout à mr de V. que d'avoir un peu ry de l'air très sérieux dont il vient me dire qu'elle ne prétendait pas que je m'asseyasse devant elle avant qu'elle me l'eût ordonné que [?nommément] elle est de la maison de Loraine et que je ne suis qu'un précepteur. Envérité si cela ne fait pas rire cela doit révoltée.
Cela a fait [. . .] dans mon esprit et ils l'on sçù. Cela est fâcheux pour moy mais point du tout honteux. Je ne m'en repens que parce que cela m'a attiré de votre part des reproches très forts qui ne pouvoient pas estre autrement. Est il possible que vous qui m'avez toujours honoré d'une amitié de père et d'une estime que je voulois méritée, vous m'ayez causé le chagrin le plus cuisant que j'aye encor resenty? Vous m'avez cru un monstre et je ne suis que maleheureux.
Le cas extrême que je fais de votre esprit, de votre caractère, de votre estime et surtout de l'amitié dont vous avez bien voulu me donner des preuves qui m'ont fait autant d'honneur que de plaisir, tout cela m'oblige à me justifier, ce que n'auroit jamais pu me faire faire une accusation toute seule. L'innocence donne de l'orgeuil, on se moque de ses juges et on justifie devant les amis. J'ose dont vous demander pardon de toutes mes fautes et croyez que je seray plutôt un fat qu'un malhonnête homme. J'ay bien des défauts mais je n'ay point l'ingratitude. L'orgeuil peut en avoir l'apparence quand il est offensé mais il n'y mène jamais quand Le bon sens le règle, au contraire il en [est] écarté et l'hom͞e le plus fier est le plus précautionné sur tout ce qui pourroit nuire à sa réputation.
Tout ce que je puis faire est de suporter ma servitude sans impatience et sans murmure, de me conformée à ma maleheureuse situation, de l'adoucir par des travaux qui éloignent l'esprit de son assiete naturelle, qui Le fortifient et qui lui donnent l'espérance d'estre mieux. Il faut que [? j'existe] icy tout de mon propre fond, rien ne m'y encourage que l'envie d'en sortir. Cela vous étonne mais je suis perdu si je ne le fais pas. Peutestre que je le suis encor si je le fais, n'importe, il me faut sans doute un extrême maleheur pour me faire sortir de l'extrême misère où je suis. Je n'en connois point de plus grande que la servitude, le mépris de ceux avec qui on vit et l'oubly du public.
Je vous aurois fait plutôt mon cher monsieur mon compliment de condoléance sur la perte que vous venez de faire si je n'avois pas craint de vous en réveiller trop vivement la sensibilité. Un témoin de notre attachement pour ce que nous venons de perdre nous rend notre perte trop sensible, parcequ'il nous la rend pour ainsy présente, mais c'est un devoir dont je m'acquite. Je suis mon cher monsieur votre très humble et très obéissant serviteur
Linant