[27 October 1732]
Je vous demande bien pardon, mon cher amy, de vous avoir envoyé de si méchans vers; ils m'ont échapé: c'est L'ordinaire, à peine sont ils éclos que cela ne demande qu’à sortir, à peine ils peuvent marcher seuls qu'ils veulent courir.
Je suis fâché que vous les ayez vus si informes. Ce qui m'en console c'est qu'ils m'ont valu d'excellens avis, et jamais mauvais ouvrage n'aura été plus utile à son auteur que Le mien me Le sera. Oui mon aimable maitre, je veux m'acquiter envers vous de tous vos soins et vous en récompenser par Les mettre à profit. Continuez toujours, je vay vous fournir de la matière en attendant que je vous renvoye L’épître. Examinez cette scène entre Caton et Cæsar dont je croy vous avoir déjà parlé et que je ne vous montre que parceque notre grand homme a bien voulu m'assurer qu'elle était suportable, jusqu’à me dire poliment que c’étoit [?l'esprit] de la patrie de Corneille.
Cæsar et Caton. La scène est dans Utique
CÆSAR
Avant qu’à La fureur mon soldat s'abandonne
Qu'il renverse vos murs, soufrez que je pardonne,
Soufre, sage Caton que rendus à ma foy
Utique dans une heure et Juba soient à moy,
Prest à fondre sur lui je suspends la tempête;
Oui Le sort de Caton a garanty sa tête,
Tout Le poids de mon bras eût tombé sur ces Lieux,
Mais je sçais respecter et Caton et Les dieux,
Ces dieux, Rome, Le sort, tout me fut favorable
Et seul votre grand cœur toujours inéxorable,
Lors que tout a changé ne s'est point démenty.
J'ay Les dieux, je voudrois Caton dans mon party.
Allons, pardonnés Leur vos maleheurs et ma gloire,
Dans mes embrassements oubliez ma victoire
Et montrez La sagesse à ceux que j'ay domptez
Sur Le trône du monde assise à mes cotez.
CATON
Parlez vous à Caton? eh quoy! Cæsar m'estime
Et me propose icy de partager son crime?
De jetter sur mon nom un opprobre éternel?
Je puis estre vaincu mais jamais criminel,
Soigneux de mon boneheur et de ma renommée
Je ne me repais point de La vaine fumée
D'estre de mon pays Le tiran odieux!
Le premier par Le rang, Le dernier à mes yeux.
Vous brûlez d'envahir L'autorité suprême,
Vous voulez estre roy; soyez Le de vous même,
Oui, Cæsar, aspirez à de plus grand projets
Et de vos passions faites vous des sujets,
Mais surtout triomphez du désir de la gloire,
Commencez sur vous même une illustre victoire.
Cæsar, vous n'avez plus que Cæsar à dompter.
Qu'il est beau de descendre alors qu'on peut monter!
Descendez de L'empire un cœur si fier et si brave,
Maitre de l'univers ce grand cœur est esclave.
Vous servez votre orgeüil. Les peuples sous vos coups
Terrassez et vaincus sont plus libres que vous.
De Leurs fers dans le sang ils ont Lavé La honte
Ils vont ont combattu, mais vous que L'orgueil dompte
Ne combattez vous point? affranchissez des fers,
Rendez libre à La fois Cæsar et L'univers.
De L’étroite vertu pour courir La carierre
Vos pareils ont besoin que Le jour les éclaire
Et que pour Les aider et Les y soutenir
Sur eux tous Les regards viennent se réunir.
Il[s] n'aiment de vertus que celles qu'on honore,
La plus belle à mes yeux est celle qu'on ignore.
On vous regarde, Jule, oüi, je sçais vos besoins,
Vous avez L'univers et Caton pour témoins.
Voilà mes sentiments . . . .
CÆSAR
Sans doute ils sont sublimes,
Mais comme vous aussi Caton, j'ay mes maximes
De vos pareils aussy je sçay quel est L’éceüil.
C'est par orgeuil souvent qu'ils reprennent L'orgeuil,
Ne pouvant point régner ils en cachent L'envie,
Couvrent Leurs passions de leur philosophie,
Au défaut de sujets, ont des admirateurs
Et refusent les rangs pour gagner tous les cœurs.
Enfin vous estes sage, il faut qu'on vous admire.
Pour moy qui suis guerrier, il me faut un empire,
Celui du monde entier est L'objet de mon cœur.
Pour Le rendre, attendez que j'en sois possesseur:
Oui je puis le remettre alors, mon héroisme
Sera plus admiré que votre stoycisme.
Pour un sage il suffit de quelques sentiments,
D'un beau mot, il est sûr des applaudissements.
On attend d'un guerrier, d'un héros, d'Alexandre
[. . .] de L'univers qu'il veuille le rendre.
[?Ce sont] la des présens dignes de mes pareils.
Pour Les faire à mon tour je prendray vos conseils
Et J'auray, pour trancher tous les discours frivoles,
L'honneur des actions, vous, celui des paroles.
CATON
J'entends et c'est ainsy que parle un conquéran
Qui compte quelque jour devenir un tiran,
Redoutant La sagesse il tâche sans scrupule
De rendre à tous Les yeux Le sage ridicule,
Pense par Le mépris de ses traits séparer,
Obscurcit le flambeau qui pouroit L’éclairer.
Voilà deux bavards qui finissent point, mon papier va finir et ils ne sont encor qu’à la moitié de Leurs discours. Le reste à une autre fois. On remit hier Marianne au théâtre. Ill y a cinq ans qu'on ne l'a jouée. On s'y crêvait et il y eut plus d'une catastrophe au parterre. On reverra Zaire au retour de Fontbleau le 18 du mois prochain. Renvoyéz moy mr Breant, il ne m’écrit point, il oublie tout, il est avec mr Formont et avec vous. Qu'il est heureux! Adieu mon cher ami.