1732-10-04, de Michel Linant à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Ill y a un peu Longtems, mon cher amy, que je ne vous aye écrit.
Je ne sçay pas pourquoy: car, vous m'estes toujours présent, et s'il me prenoit envie de vous écrire toutes Les fois que je me souviens de vous j'aurois toujours La plume à la main. J'ay une maudite paresse qui contrepêse tout chez moy, passions, talents, amitié même, tout est en équilibre. Honteux souvent que cette dernière soit suspendüe: je m'irrite, je me secoüe, L'équilibre tombe et L'amitié l'emporte. Il n'y a que celle que j'ay pour vous capable de balancer dans de certains moments tout Le poids de ma paresse quoique je Luy aye de l'obligation et que je doive à ce vice Là quelques vertus, mon repos, et l'ind férence du plaisir, je ne Lui pardonne point de me faire manquer de vos Lettres. Je suis bien fâché lorseque je pense qu'il [ne] tenoit qu'à moy d'en avoir reçu deux depuis votre dernierre. Elle étoit pleine d'excellens avis, d'une amitlé solide, de sentimens délicats et conforme et un mot à mor cœur et à mes besoins. Vous m'y demandez comment je suis avec La fortune: mal. Elle me promet toujours de m'estre favorable au [. . .] de mr Le grand prieur. En attendant elle me fait faire très mauvaise chère et boire de L'eau. Mais je m'en console et voir souvent mr de Voltaire, recevoir de vos lettres, aller tous les jours à la comédie et boire de l'eau à mon avis c'est divin.

Je ne pense point à faire La mort de Caton. Le sujet comme vous Le dites n'est point interressans, et je n'ay fait la scène de son entrevüe avec Cæsare, que pour dénoüer ma versification et pour pecoter en attendant partie. Vous La verrez au premier jour. Je vay vous faire part d'une soixantaine de méchans vers que j'ay faits pour mr Le c. de Clermont. C'est une espèce de dissertation sur La prééminence de La poësie sur l'histoire. Mr de Moncrif m'avoit posé ce sujet Là.

Les grands qui font fleurir Les arts et La science
Se réservent souvent Le droit de L'ignorance;
Prince, appuy de ces arts, vous qui Les connoissez,
Vous qu'ils ont éclairé, vous Les récompensez.
Vous arrosez un champ vaste autant que fertile
Avare en bons auteurs, en héros moins stérile.
Le poëme et L'annale ont fait tous Les guerriers
Deux sources de vertus où naissent Les lauriers:
Mais prince, où puisez vous? qui des deux plus féconde
Coule avec plus de fruit pour Le boneheur du monde?
Qui des deux vers La gloire avec plus de vigueur
Et d'un cours plus rapide entraîne votre cœur?
Recelant dans son sein une heureuse sémence
L'homme avec L'univers croit dans son enfance
Et du néant à L'estre il n'avoit fait qu'n pas,
Affranchy du cahos, son cœur ne L'étoit pas,
Son cœur étoit informe, incertain, sans Lumière;
Divine poësie oui c'est toy qui L'éclaire,
Qui L'ouvre, y fait en foule entrer mille vertus.
Les héros sont armez, Les monstres abbatus,
On reconnoit des dieux, on fait des sacrifices,
Et purgant L'univers des tirans et des vices
Hercule déjà vole aux chen ins de l'honneur.
Le ciel a formé l'homme et tu formes son cœur,
Toy seule y sçus verser, sublime poésie,
Le mépris de la mort, Le goust d'une autre vie:
Par toy l'homme terrestre ose aspirer au[x] cieux,
Voisin des animaux tu L'aproche des dieux.
Pour former un héros ses chansons immortelles
Cherchèrent dans les cieux de célestes modelles,
Mais ce héros formé, modelle des humains,
Bientôt Luy fit chanter l'ouvrage de ses mains.
Homere à ses Lecteurs qu'il charme et qu'il anime
Ainsy qu'à ses guerriers, soufle une âme sublime.
Virgile avec Turnus nous apprête au combat,
L'Eneide à la main tout Lecteur est soldat,
On suit Camille, on vole où Le danger L'emporte
Et L'on voudroit parer tous Les traits qu'on lui porte.
Quel autre qu'n poëte inspira ces transports
Et de l'âme à son gré gouverne Les ressorts?
Seroit ce un écrivain qui toujours méthodique
M'analise des faits, de froide politique?
Il m'instruit et me glace et jamais son écrit
Ne passa jusqu'au cœur, il s'arrête à L'esprit,
Et le charge de faits souvent peu véritables,
Toujours plus ennuyeux que la moindre des fables.
La vive poësie amuse, échaufe, instruit.
Ouvrez L'autre, il en sort un froid qui vous poursuit;
Qui fait tomber des mains une ennuyeuse annalle;
Heureux quand elle endort: mais lisez sa rivalle,
Là, tout marche, interresse et fait impression
L'une enfin est un livre et L'autre une action.
Elle a donc L'avantage. Achevons sa victoire.
Les héros qu'elle a faits ont fait ceux de l'histoire,
Et l'histoire à son tour bien plus que des auteurs,
L'ouvrage des grands rois, forma peu ces grands cœurs.
Ai[nsi] L'une à mon gré plus moderne q'Homere
[Est] fille des héros et L'autre en est la mère.

Tranchés; coupés, je vous donne droit de vie et de mort sur ces vers là, mais ma foy je croy qu'ils ne valent pas la peine qu'on Leur donne ni L'un ni L'autre et quoiqu'ils ne soient que médiocres, il est encor bien surprenant qu'ils ne soient que cela. Il ne devroit sortir d'une tête comme La mienne, partagée entre Les soins de la poësie et ceux du lendemain, que des vers détestables. Mais continués de m'inspirer, je ne désespère point d'en faire de bons. Conseillez moy souvent, aimez moy toujours et malgré la médiocriré de mes talens et celle de ma fortune vous allés faire de moy un bon poëte et un homme heureux.

Linant

La sœur ridicule est une pièce qu'il l'est baucoup. Elle est d'un ancien comédien nommé Montfleuri et fut remise hier avec un succés équivoque. Elle est pleine de gros sel. C'est un tableau grotesque, c'est du calôt. Elle fut précédée d'un petit prologue tout neuf assez vivement écrit. A lundy La tragédie de mr de la Grange. Notre ami n'est point encor revenu de la cour.