1774-05-31, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Quand Monseigneur sera dans son Roiaume d'Aquitaine, ou dans sa province de Richelieu ou dans son pavillon des fées, il n'a qu'à me dire, Lève toy et marche.
Mon cadavre lui obéira. Je suis dans un état pitoiable; il n'importe. Je ne pourai jamais avoir l'honneur de manger en public à sa table, ma décrépitude et mes infirmités ne me le permettent pas. Je doute encor beaucoup que vous daigniez m'accueillir en particulier. Je suis très sourd et on dit que mon héros est un peu dur d'oreille. N'importe encor une fois. Je serai consolé et j'oublierai ma misère pour m'occuper de votre gloire et pour être témoin que vous êtes un vrai philosophe. C'est par là qu'il faut finir. Je vous ai déjà dit que votre duc d'Epernon ne l'était pas, et que c'était en tout sens un homme infiniment inférieur à vous. C'est ce que je vous prouverai quand il vous plaira.

Songez quoy que vous ne soyez pas à beaucoup près si vieux que moy, que vous avez vu six générations en comptant Louis 14, et que pendant ces six générations vous avez toujours eu une carrière brillante. Cette seule idée est un excellent appui de la philosophie. Je vivrais cent trente quatre ans comme Jean Causeur qui vient de mourir en Bretagne, que jamais je ne risquerais de vous envoier des Pégases et autres fadaises de chétive littérature. Mais je vous envoye hardiment une petite oraison funèbre de Louis 15 composée par un académicien de province nommé Chambon. Vous n'y trouverés aucun de ces lieux comuns et rien de ces déclamations dont le public est tant rebattu, mais vous y verrés de la vérité. Elle est bien étonnée cette vérité de se trouver dans une oraison funèbre, et elle sera encor plus étonnée de ne pas déplaire. Remarqués, je vous en prie, qu'un seul académicien fit l'éloge du feu roy pendant sa vie et que c'est un académicien qui le premier l'a loué publiquement après sa mort. Les louanges sont un peu restraintes: il n'y a que celles là de vraies.

Ce modéré panégiriste n'avait pas de Rancune.

Mais ce vain éloge et le monarque, tout sera bientôt oublié. Autrefois dans de pareilles circomstances le grand chambellan disait, Messieurs le roi est mort, songez à vous pourvoir. On y songeait assez sans qu'il le dit. Pour moy Monseigneur je ne songe qu'à vous être attaché avec le plus tendre respect jusqu'au dernier moment de ma vie.

V.