De Ferney, 6 octobre 1774
Si je n'avais, monsieur, que soixante et dix ou soixante et quinze ans, je vous aurais remercié plus tôt de votre souvenir.
Il est fort ordinaire à mon âge d'être malade, mais j'ai une maladie très extraordinaire qui m'a empêché de remplir tous mes devoirs. Je n'ai pu, pendant quinze jours, ni rien lire, ni rien voir, ni rien entendre. Je crois que le déluge des oraisons funèbres m'a tué. Tous ces bavards ressemblent aux anciens Scythes, qui sacrifiaient des citoyens aux mânes de leurs rois. J'ignore quel sera le révérend père jésuite qui fera l'oraison funèbre de Ganganelli. Je comptais, avant de mourir, faire celle de Pugatschew, mais l'impératrice de Russie dit qu'il n'est pas pris, et qu'il lui a donné bien du fil à retordre.
Je voudrais que vous vous amusassiez, vous, monsieur, qui vous portez bien et qui êtes jeune, à faire l'oraison funèbre du fanatisme et de l'hypocrisie, qui se meurent, à ce qu'on dit, dans Paris. Mais le dragon ne fait-il point le mort?
J'ai été très affligé qu'on m'ait attribué la Lettre du théologienà ce polisson d'abbé Sabotier. Vous devez en connaître l'auteur et les correcteurs. Il faudrait que je fusse aussi fat qu'un prédicateur pour avoir la moindre part à cet ouvrage, dans lequel on me loue beaucoup plus que je ne mérite. D'ailleurs on s'est mépris dans cette pièce sur des choses assez essentielles. Il faudrait que les gens de bien fussent plus réunis: le troupeau est dispersé. Nous n'avons d'ailleurs pour nous que la raison et les honnêtes gens. C'est bien peu de chose contre les dignités, les richesses et la rage de la domination. Nous ne sommes pas encore exposés au martyre, mais cela viendra, à moins que vous et vos amis vous ne travailliez de toutes vos forces à porter de l'eau sur les bûchers que des monstres voudraient toujours tenir allumés. Il y a des choses qui me feront toujours frémir d'horreur, et qui me déchirent l'âme; m. d'Alembert le sait bien.
Conservez moi vos bontés, monsieur, et agréez mon très tendre respect.
Le vieux malade de Ferney