1742-11-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Du cahos de l'histoire antique,
Des atrocitez des dévots
Et du concile œcuménique
Qui de Jean Hus brûla les os,
Ma muse a passé d'un coup d'aile
Au petit pays des romans
Pour conter les exploits galants
Et d'Agnes et de la pucelle.
Tout cela s'est fait pour mon roy
Pour mon héros que toujours j'aime
De qui l'âme est faitte pour moy
Malgré sa majesté suprême.
Puisse mon stile naturel
Varier pour plaire à mon maitre.
Federic est universel
Essayons à mon tour de l'estre.

J'envoye donc sire à votre humanité deux chants de Jeanne, pour La délasser après quelques revues de grenadiers, et après les soins du gouvernement, car après tout on ne peut pas toujours négocier, toujours écouter des requêtes, toujours se battre, toujours entendre le son du tambour.

J'aurois encor mieux aimé pouvoir augmenter d'un gros cahier d'histoire les énormes receuils que votre majesté a de moy. Mais il faudra que j'aye été quelque temps à Paris pour retrouver des matériaux. J'en suis déjà à Charles quint. Votre temps arrive incessament. C'est alors que je me sentirai à mon aise. Mais avant que j'en sois venu là, votre majesté m'aura bien taillé de la besogne. Je ne sçai si après avoir adressé mes lettres à Breslau, je n'auray pas l'honneur d'en écrire quelques unes en Poméranie. Mais il est bien triste de ne faire qu'écrire au héros auprès du quel on voudroit être.

Pour me consoler sire soufrez une petite liberté que je vais prendre. N'est il pas vray que nos seigneurs les états généraux des provinces désunies demandent à mon héros je ne sçai quel payement, de je ne sçai quelles dettes sur la Silésie? votre majesté va demander de quoy je me mêle? Le voicy.

Leurs hautes puissances doivent depuis très longtemps une petite somme de deux millions quatre cent mille florins d'Allemagne, à la famille d'un colonel qui leva un régiment à leur service. Elles ont bien reconnu la dette; elles ont dit toujours qu'elles payeroient, et n'ont jamais payé. Elles devoient une pareille dette de pareille datte à la maison de Honloe; cette maison employa le crédit de l'empereur, prit bien son temps, et a été payée.

La famille en question ne prétend pas à une somme totale; mais elle pouroit céder sa dette à un prince plus puissant que l'empereur. Ce prince s'étant mis à la place de la famille désolée, comme l'empereur prit celle de la maison d'Hoenloe, pouroit dire à nos seigneurs les états, messieurs comptons: je vous suis redevable de quelques florins, mais en voicy deux millions quatre cent mille dont j'ay le billet.

Or il est sûr que votre majesté pouroit être payée ainsi du total, et que cette transmission des deux milions quatre cent millelt à son profit pouroit ne luy coûter presque rien. Si elle veut seulement voir les papiers justificatifs je luy en enverrai la copie. Si elle trouve la proposition ridicule ainsi que tant d'autres qu'on luy a faittes, je me tais.

O juste ciel quelle insolence
A moy pauvre enfant de Phebus
D'aller au palais de Plutus
Et d'oser parler de finance?
Je peux dire ce que je pense
Des intérêts des autres temps,
Mais pour les intérêts présents
Ils n'entrent point dans ma ballance.
Apollon m'arrête et me dit,
A ton héros si tu veux plaire
Amuse son brillant esprit
Garde toi de parler d'affaire.
Ecris, barbouille, et souviens toy
Que ta main profane et légère
Ne doit point toucher au mistère
Des hollandais et de ton Roy.
Dieu des vers et de la lumière
Je sens que le conseil est bon.
Chacun son lot c'est la raison
Et je rentre dans ma carrière.

Je pars dans l'instant pour Paris où je vais travailler à l'histoire dont mon héros sera l'ornement comme je m'en flatte.

Je suis à ses pieds, j'attends ses ordres avec le plus profond respect.

V.