18 juin 1740
Sire,
Si votre sort est changé votre belle âme ne l'est pas, mais la mienne l'est.
J'étois un peu misantrope, et les injustices des hommes m'affligeoient trop. Je me livre à présent à la joye avec tout le monde. Grâce au ciel votre majesté a déjà rempli presque toutes mes prédictions. Vous êtes déjà aimé, et dans vos états et dans l'Europe. Un résident de l'empereur disoit dans la dernière guerre au cardinal de Fleury, Monseigneur, les Français sont bien aimables, mais ils sont tous turcs. L'envoyé de votre majesté peut dire àprésent, Les Français sont tous prussiens.
Le marquis Dargenson, conseiller d'état du roy de France, amy de Mr de Vallory, et homme d'un vray mérite, avec qui je me suis entretenu souvent à Paris de votre majesté, m'écrit du 13 que Mr de Vallory s'exprime avec luy dans ces propres mots: Il commence son règne comme il y a aparence qu'il le continuera, partout des traits de bonté de cœur, justice qu'il rend au défunt, tendresse pour ses sujets.
Je ne fais mention de cet extrait à votre majesté que parce que je suis sûr que cela a été écrit d'abondance de cœur et qu'il m'est revenu de même. Je ne connois point Mr de Valory, et votre majesté sait que je ne devois pas compter sur ses bonnes grâces. Cependant, puisqu'il pense comme moy, et qu'il vous rend tant de justice, je suis bien aise de la luy rendre.
Le ministre qui gouverne le pays où je suis me disoit, Nous verrons s'il renverra tout d'un coup les géants inutiles qui ont fait tant crier; et moy je luy répondis, Il ne fera rien précipitament, il ne montrera point un dessein marqué de condamner les fautes qu'a pu faire son prédécesseur, il se contentera de les réparer avec le temps. Daignez donc avouer grand roy que j'ay bien deviné.
Votre majesté m'ordonne de songer en luy écrivant moins au roy qu'à l'homme. C'est un ordre bien selon mon cœur. Je ne sçai comment m'y prendre avec un roy mais je suis bien à mon aise avec un homme véritable, avec un homme qui a dans sa tête et dans son cœur L'amour du genre humain.
Il y a une chose que je n'oserois jamais demander au roy, mais que j'oserois prendre la liberté de demander à l'homme, c'est si le feu roy a du moins connu et aimé tout le mérite de mon adorable prince avant de mourir. Je sçai que les qualitez du feu roy étoient si différentes des vôtres qu'il se pouroit bien faire qu'il n'eût pas senti toutes vos différents mérites; mais enfin s'il s'est attendri, s'il a agi avec confiance, s'il a justifié les sentiments admirables que vous avez daigné me témoigner pour luy dans vos lettres, je seray un peu content. Un mot de votre adorable main me ferait entendre tout cela.
Le roy me demandera peutêtre pourquoy je fais ces questions à l'homme, il me dira que je suis bien curieux et bien hardi. Savez vous ce que je répondray à sa majesté? Je luy diray, Sire c'est que j'aime l'homme de tout mon cœur.
Votre majesté ou votre humanité me fait l'honneur de me mander qu'elle est obligée à présent de donner la préférence à la politique sur la métaphisique, et qu'elle escrime avec notre bon cardinal.
On a agité icy la question si votre majesté se feroit sacrer et oindre ou non. Je ne vois pas qu'elle ait besoin de quelques goutes d'huile pour en être plus respectable et cher à ses peuples. Je révère fort les saintes ampoules surtout lorsqu'elles ont été aportées du ciel et pour des gens tels que Clovis, et je sçai bon gré à Samuel d'avoir versé de l'huile d'olive sur la tête de Saül puisque les oliviers étaient fort communs dans leur pays.
Puisque votre majesté qui s'est faitte homme continue toujours à m'honorer de ses lettres, j'ose la suplier de me dire comment elle partage sa journée. J'ay bien peur qu'elle ne travaille trop. On soupe quelquefois sans avoir mis d'intervale entre le travail et le repas. On se relève le lendemain avec une digestion laborieuse, on travaille avec la tête moins nette, on s'efforce, et on tombe malade. Au nom du genre humain, a qui vous devenez nécessaire, prenez soin d'une santé si prétieuse.
Je demanderay encor une autre grâce à votre majesté, c'est quand elle aura fait quelque nouvel établissement, qu'elle aura fait fleurir quelqu'un des baux arts, de daigner m'en instruire, car ce sera m'apprendre les nouvelles obligations que je luy auray. Il y a un mot dans la lettre de votre majesté qui m'a transporté, elle me fait espérer une vision béatifique cette année. Je ne suis pas le seul qui soupire après ce bonheur. La reine de Saba voudroit prendre des mesures pour voir Salomon dans sa gloire. J'ay fait part à Mr de Keiserling d'un petit projet sur cela, mais j'ay grand peur qu'il n'échoue.
J'espère dans six ou 7 semaines, si les libraires hollandois ne me trompent point, envoyer à votre majesté le meilleur livre et le plus utile qu'on ait jamais fait, un livre digne de vous et de votre règne.
Je suis avec la plus tendre reconnaissance, avec profond respect, cela va sans dire, avec des sentiments que je ne peux exprimer,
sire,
de votre majesté.