1740-06-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à René Louis de Voyer de Paulmy, marquis d'Argenson.

Si j'avois l'honneur d'être auprès de mon cher monarque savez vous bien monsieur ce que je ferois?
Je luy montrerois votre lettre, car je croi que ses ministres ne luy donneront jamais de si bons conseils. Mais il n'y a pas d'apparence que je voye du moins sitôt mon messie du nord. Vous vous doutez bien que je ne sçai point quitter mes amis pour des rois; et je l'ay mandé tout net à ce charmant prince que j'apelle Votre humanité au lieu de L'appeler votre majesté. Apeine est il monté sur le trône qu'il s'est souvenu de moy pour m'écrire la lettre la plus tendre, et pour m'ordonner, ce sont ses termes, de luy écrire toujours comme à un homme et jamais comme à un Roy. Savez vous que tout le monde s'embrasse dans les rues de Berlin, en se félicitant sur les commencements de son règne? Tout Berlin pleure de joye, mais pour son prédécesseur personne ne l'a pleuré que je sache. Belle leçon pour les rois. Les gens en place sont pour la plus part de grands misérables. Ils ne savent pas ce qu'on gagne à faire du bien.

J'ay cru faire plaisir monsieur au roy, à vous, et à mr de Valory en luy transcrivant les propres paroles de ce ministre dont vous m'avez fait part, il commence son règne comme il y a aparence qu'il le continuera, partout des traits de bonté etc. J'ay écrit aussi à M. de Valory. J'ay fait plus encor, j'ay écrit à M. le baron de Keizerling, favory du roy et je luy ay transcrit les louanges non suspectes qui me reviennent de tous côtez de notre cher Marc Aurele prussien, et surtout les quatre lignes de votre lettre. Vous m'avourez qu'on aime d'ordinaire ceux dont on a l'aprobation et que le roy ne saura pas mauvais gré à Mr de Valory de mon petit raport, ny mr de Valory à moy. Des bagatelles établissent quelquefois la confiance, et la première des Instructions d'un ministre c'est de plaire.

Les affaires me paraissent bien brouillées en Allemagne et partout, et je croi qu'il n'y a que le conseil de la trinité qui sache ce qui arrivera dans la petite partie de notre petit tas de boue qu'on nomme Europe. L'empereur voudroit attaquer les Borbonides, mais sa pragmatique la retient. La Saxe et la Baviere disputeront sa succession. Bergue et Juliers est une nouvelle pomme de Discorde, sans compter les Gots, Visigots et Gepides qui pouroient danser dans cette pirrique de barbares.

Dulce mari magno turbantibus æquora ventis
e terra magnum alterius spectare laborem.

Débrouille qui voudra ces fusées; moy, je cultive en paix les arts, bien fâché que les comédiens aient voulu à toute force donner cette Zulime que je n'ay jamais regardé que comme de la crème fouettée, dans le temps que j'avois quelque chose de meilleur à leur donner. J'ay eu l'honneur de vous en montrer les prémices.

Si me Marce tuis vatibus inseres
sublimi feriam sidera vertice.

Madame du Chastelet vous fait mille compliments. Vous connaissez mon tendre et respectueux attachement.

V.