1764-01-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à François Joachim de Pierres, cardinal de Bernis.

Nonseulement j'ai craint de vous importuner, Monseigneur, mais je n'ai pu vous importuner.
Mes fluxions sur les yeux ont si fort augmenté que je suis devenu un petit Tyresie ou un petit Tobie. Le vieux de la montagne ne sera pas longtemps le vieux de la montagne. Mais pour éguaier la chose, je me suis mis à faire des contes, et à les dicter. Il y en a un qu'on a imprimé à Paris aussi mal que les quatre saisons. Je n'ai point osé l'envoier à un prince de la Sainte Eglise Romaine. Je l'aurais autrefois présenté à Babet, et je l'aurais priée d'y jetter quelques unes de ses fleurs. Mais si vôtre Eminence veut s'amuser d'un conte plus honnête je lui en enverrai un pour ses étrennes, elle n'a qu'à dire. Je ne peux, et ne dois vous parler que de belles Lettres, ainsi je prendrai la liberté de vous demander si vous avez lu le discours de vôtre nouveau confrère à l'académie. Il m'a paru qu'il y avait de bien belles choses dans l'éloge du Duc de Sully, qui après avoir rendu de grands services à la France, alla vivre pour lui même à la campagne, et finit sa belle vie comme Scipion à Lynternes. La campagne est un port dont on voit tous les orages.

Suave mari magno turbantibus æquora ventis etca

On m'a envoié de Paris une Lettre d'un honnête Quakre à un frère du célèbre mr De Pompignan. Je ne sçais si vôtre Eminence l'a vue; c'est une réponse très courte à un gros ouvrage; mais tout celà est déjà oublié, et que n'oublie t-on pas? Toutes les pièces nouvelles sont déjà hors de la mémoire des hommes. Il n'en est pas de même de celles de Pierre Corneille. L'édition est entièrement finie; Vôtre Eminence aura incessamment ses exemplaires. Elle a vu par quelques échantillons dans quel esprit j'ai travaillé; je n'ai voulu être ni panégiriste ni censeur, je n'ai songé qu'à être utile. C'est précisément en ne songeant qu'à celà qu'on s'attire quelquefois des reproches, mais je suis endurci. Mon coeur ne l'est certainement pas, il est plein de l'attachement le plus respectueux pour vôtre Eminence.

Le Vieux de la montagne