1764-01-16, de François Joachim de Pierres, cardinal de Bernis à Voltaire [François Marie Arouet].

Le Roy m'a donné pour mes étrenes, mon cher Confrère, Le premier de tous les biens, La liberté, et La permission de lui faire ma cour qui est Le plus précieux et Le plus cher de tous pour un Français comblé des bienfaits de son maitre.
J'ay esté reçu à Versailles avec toutes sortes de bonté; Le public à Paris à marqué de la joye; les faiseurs d'horoscopes ont fait à ce sujet cent almanacs plus extravagants les uns que les autres. Pour moy qui ay appris depuis longtemps à supporter La disgrâce et La fortune, je me suis dérobé aux compliments vrais et faux et j'ay regagné mon habitation d'hyver, d'où, j'irai de temps en temps rendre mes devoirs à Verssailles et voir mes amis à Paris. Les plus anciens à la cour m'ont servi avec amitié; de sorte que mon cœur est fort à son aise et que je n'ay jamais pu espérer une position plus agréable, plus libre ni plus honorable. Vous me parlés de Scipion et de Sulli; ces noms là seroient un peu déparés par le mien; mais je puis sans impertinence me Livrer au plaisir d'imiter Leurs vertus dans La retraite. Je suis bien fâché de vos fluxions. Vous lisés trop et surtout à La Bougie. Souvenés vous que vous n'estes immortel que dans vos ouvrages. Conservés l'ornement de la France et Les délices de vos amis et de tous ceux qui ont de L'âme et du goust. Envoyés moy vos contes honestes; (et comme il est très raisonable que je vous presche un peu), je vous prie de quitter quelques fois La Lyre et Le Luth pour toucher la harpe. C'est un genre sublime, où je suis sûr que vous serés plus élevé et plus touchant qu'aucun de vos anciens. Adieu, mon cher Confrère, quoique libre et heureux je ne vous aimeray pas moins que dans mon donjon de Vic sur Aine.