à St Marcel ce 13 8bre 1761
Je ne suis point ingrat, mon cher confrère, J'ay toujours senti et avoüé que Les Lettres m'avoient été plus utiles que Les hazards heureux de la vie.
Dans ma plus grande jeunesse elles m'ont ouvert une porte agréable dans le monde; elles m'ont consolé de la longue disgrâce du Card. de Fleuri et de L'inflexible dureté de L'évêque de Mirepoix; quand Les circonstances m'ont poussé, comme malgré moy, sur Le grand Théâtre, Les Lettres ont fait dire à tout Le monde, aumoins celuilà sait Lire et écrire. Je les ay quittées pour les affaires sans les avoir oubliées, et je Les retrouve avec plaisir. Vous me souhaités des indigestions, cela n'est guères possible aujourdui; il y a douze ans que je suis fort sobre; mais J'ay une humeur goutteuse dans le corps, qui n'est pas encore bien fixée aux extrémités, et qui pouroit bien m'obliger d'aller consulter L'oracle de Geneve; dans cette consultation il entreroit autant de désir de vous revoir que d'envie de guérir. Envoyés moy votre épître sur L'agriculture. Je ne bâtis point, mais Je répare mon vieux château de Vic sur Aine, Je plante mon jardin et les bords de mes prés; voilà toutes Les dépenses que L'estat de mes revenus me permet; aulieu des deux cent mille livres de rente que vous me donnés, J'en ay à peine quatrevint; mais les premiers diacres de L'église Romaine n'en avoient pas tant et je ne suis pas fâché d'être Le plus pauvre des cardinaux françois, parceque personne n'ignore qu'il n'a tenu qu'à moy d'estre Le plus riche. Je suis content, mon cher confrère, parceque j'ay beaucoup réfléchi et comparé et que lorsqu'à la première dignité de son estat on joint le nécessaire, une santé passable et une âme douce et courageuse, on n'a plus que des grâces à rendre à la providence.
Je serai à la fin du mois à Montelimart où je compte passer L'hyver. Votre Banquier de Lyon pouroit remetre le pacquet de vos remarques au sr. Henri Gonzebat, qui fait mes commissions dans cette ville: c'est un bon Suisse fort exact qui me fairoit parvenir cette pacotille; elle vous reviendroit par La même voye sans aucun inconvénient. Pierre Corneille et François de Voltaire me suivent dans tous mes voyages.
Adressés désormais vos lettres à Montelimart; elles me font le plus grand plaisir du monde. Je vois que vous êtes guay; cela prouve que vous estes sage; que vous voyés et sentés comme il faut voir et sentir les choses de ce pauvre monde. Adieu, mon cher Confrère, je vous suis fidèlement et tendrement attaché.