à Montelimar le 24 xbre 1761
Je ne comprends pas, mon cher confrère, pourquoy vous estes si attaché à ce poignard jetté au nèz d'Antigone.
Vous conviendrés que si cette action n'est pas ridicule, elle est au moins inutile, et que toute action inutile doit estre rejettée du Théâtre, surtout dans un dénoüement. Aureste comme personne ne sait mieux que vous ce qui peut et doit réüssir, je ne disputerai pas plus longtemps contre votre expérience et vos lumières.
Vous estes curieux de savoir mon cher confrère si je fais quelque chose, et si je cultive encore les Lettres. J'ay abbandonné totalement la poésie depuis onze ans. Je savois que mon petit talent me nuisoit dans mon estat et à la cour. Je cessai de l'exercer sans peine, parceque je n'en faisois pas un certain cas et que je n'ay jamais aimé ce qui estoit médiocre. Je ne fais donc plus de vers, et je n'en lis guères à moins que, comme les vôtres, ils ne soient pleins d'âme, de force et d'harmonie. J'aime l'histoire. Je lis, ou me fais lire quatre heures par jour. J'écris ou je dicte deux heures. Voilà six heures de la journée bien remplies. Le reste est employé à mes devoirs, à la promenade et à l'arrangement de mes affaires. Je n'ay point abbandonné Horace, ni Virgile. Je reviens toujours à eux avec plaisir. Vous dites que le Card. de Richelieu faisoit de la Théologie à Luçon. Je suis tenté bien souvent de la réduire à ses véritables bornes; c'est à dire de la dépoüiller de toutes les questions étrangères au dogme, et d'enseigner par cette méthode l'art d'éteindre toutes les disputes d'école qui ont été, sont et seront la source des plus grands troubles et des plus grands crimes.
Vous me demendés si je suis heureux? Oüi, tant que l'humeur de la goutte ne me tracasse pas. Les grandes places m'avoient rendu malheureux, parce que je sentois que je ne pouvois y acquérir la réputation que mon âme ambitionoit, ni y faire le bien de ma patrie. J'estois trop sensible aux maux publics, quand le public avoit droit de m'en demender la guérison. Mes devoirs faisoient la mesure de ma sensibilité. Plus ils ont été multipliés, moins j'ay esté heureux. Aujourdui rien ne m'agite, parce que mes obligations sont plus aisées à remplir. Adieu, mon cher Confrère, je vous souhaite les bonnes festes, et la bonne année. Envoyés moy Les ânes et Les chevaux, s'il est convenable de me les envoyer.