1761-12-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à François Joachim de Pierres, cardinal de Bernis.

Vous avez raison monseigneur, vous avez raison.
Il faut absolument que Cassandre soit innocent de l'empoisonnement d'Alexandre et qu'il soit bien évident qu'il n'a frappé Statira que pour deffendre son père. Il doit intéresser: et il n'intéresserait point, s'il était coupable de ces crimes qui inspirent l'horreur et le mépris. Je suis de votre avis dans tout ce que vous dites; excepté dans la critique du poignard qu'on jette au nez d'Antigone. Ce drôle là ne le ramassera pas, quelque sot! Ce n'est pas un homme à se tüer pour des filles. Et d'ailleurs tant de prêtres, tant de relligieuses et d'initiez se mettront entre eux, que je le défierais de se tuer. Je remercie vivement tendrement votre Eminence. Savez vous bien que j'ay passé la nuit à faire usage de touttes vos remarques? il me parait que vous ne vous souciez guères des grands mistères et des initiations. Cela n'est pas bien. Statira relligieuse, Cassandre qui se confesse, tout cela me parait fait pour la multitude. Le spectacle est auguste, et fournit des idées neuves. Cela nous amusera sur notre petit téâtre. Je voudrais jouer devant votre Eminence, recreatus presentia. Que vous êtes aimable de vous amuser des arts! vous devez au moins les juger après avoir fait de si jolies choses quand vous n'aviez rien à faire! Je vois par vos remarques que vous ne nous avez pas tout à fait abandonnez. Mon avis est que vous vous mettiez tout de bon à cultiver vos grands talents. Le cardinal Passionei disait qu'il n'y avait que luy qui eût de l'esprit dans le sacré collège. Vous n'aviez pas encor le chapeau dans ce temps là. Je tiens que V. E. a plus d'esprit et de talent que luy sans aucune comparaison. Je voudrais savoir si vous faites quelque chose, ou si vous vous contentez de lire. Je ne demande pas indiscrètement ce que vous faites: mais si vous faittes. Le c. de Richelieu faisait de la téologie à Luçon. Dieu vous préservera de cette belle occupation. Je voudrais encor savoir si vous êtes heureux car je veux qu'on le soit malgré les gens. Votre Eminence dira, voilà un bavard bien curieux. Mais ce n'est pas curiosité. Cela m'importe. Je veux absolument qu'on soit heureux dans la retraite.

Vous m'avez permis de vous envoyer dans quelque temps des remarques sur Corneille. Vous en aurez, et je suis persuadé que ce sera un amusement pour vous de corriger, retrancher, ajouter. Vous rendriez un très grand service aux lettres. Eh mon dieu qu'a t'on de mieux à faire? et quelles sottises de touttes les espèces on fait à Paris! Je ne reverrai jamais ce Paris. On y perd son temps; l'esprit s'y dissipe, les idées s'y dispersent, on n'y est point à soy. Je ne suis heureux que depuis que je suis à moy même, mais je le serais encor davantage si je pouvais vous faire ma cour. Cependant je suis bien vieux. Valé, monseigneur au pied de la lettre. Gratia, fama, valetudo.

V.

On m'a envoyé les chevaux et les ânes. Voulez vous que je les envoye à V. E.?